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de conclure, le cas échéant, une alliance avec l’empereur Napoléon. Que l’homme vous plaise ou vous déplaise, ce n’est pas la question ; il peut devenir un atout dans votre jeu, voilà le point. Vous ne lui avez jamais fait aucune avance, vous avez l’air de le bouder ; cherchez bien vite quelque occasion de lui être agréable, car il peut vous faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien. Libre à vous de regretter qu’il en soit ainsi ; mais la politique est l’art de s’accommoder aux circonstances et de tirer parti de tout, même de ce qui nous déplaît. » Il parlait à des sourds, et lorsque éclata la guerre qu’il avait prévue, on ne sut pas faire ce qu’il demandait. Il lui était réservé de prouver lui-même par ses succès et par nos malheurs l’excellence de ses conseils. Il est des plans que l’inventeur seul peut exécuter.

Comme on voit, jamais années d’apprentissage ne furent ni plus laborieuses ni plus utilement occupées. M. de Bismarck, avant de quitter Francfort, avait des desseins arrêtés, son programme était rédigé, il savait exactement ce qu’il ferait en Allemagne et en Europe le jour où il deviendrait président du conseil et ministre des affaires étrangères. On ne peut lire les deux volumes de sa correspondance officielle qui ont été publiés sans admirer son redoutable bon sens, limpide comme un cristal. Ce qu’il faut admirer encore, c’est la facilité avec laquelle ce baron féodal, ce réactionnaire à outrance, se dépouilla de ses préventions, de ses préjugés, les sacrifia aux rêves de grandeur qu’il avait formés pour son pays. Quelque aversion qu’il ressentit pour le libéralisme, il était prêt à pactiser avec lui pourvu que la Prusse y trouvât son compte. Il est bon de constater aussi qu’en toute occasion cet homme d’une clairvoyance supérieure, dont les avis étaient rarement écoutés, ne laissa pas de se conformer docilement aux instructions qu’on lui envoyait de Berlin. Il trouvait que son roi avait l’esprit bien court, mais son roi était son roi. A peine Aladin eut-il frotté la lampe merveilleuse, un génie de très haute taille lui apparut et lui dit : « Que veux-tu ? me voici prêt à t’obéir, je suis l’esclave de la lampe. » Le 16 février 1856, M. de Bismarck écrivait : « L’une de mes ambitions est de mériter les éloges qui ont été donnés dans tout le cours de l’histoire à la discipline prussienne. »

Il serait bien temps d’acclimater chez nous cette vertu. Hélas ! nous sommes en proie aux indisciplinés, aux brouillons, aux ambitieux médiocres et pleins d’eux-mêmes, qui dans leur impatience d’arriver, traitent les ministères de leur choix comme le prince de Schwarzenberg voulait traiter la Prusse ; ils les avilissent avant de les démolir, ils ne se plaisent que dans le gâchis parce qu’ils se flattent d’y ramasser un portefeuille, et ils nous réduisent à dire : Quel que soit leur gouvernement, trois fois heureux les peuples qui en ont un !


G. VALBERT.