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l’Autriche, et il se cassait la tête sur cet insoluble problème. S’appliquant en vain à concilier ses scrupules, ses savantes timidités, ses affections de famille et la raison d’état, il entendait ne prendre que des engagemens qui ne le liassent pas, ne faire que des promesses qu’il fût dispensé de remplir et que des menaces qu’il ne fût pas tenu d’exécuter. Il en était quitte pour envoyer incessamment dans toutes les capitales de l’Europe des généraux chargés d’expliquer ses inexplicables irrésolutions, les mystères de sa conscience, les effaremens de son esprit. « Nous sommes trop polis, disait M. Drouyn de Lhuys, pour ne pas recevoir poliment M. le général de Wedell ; mais il ne nous apporte que les larmes de son roi. » L’Autriche tâchait d’exploiter à son profit cet affolement de Frédéric-Guillaume IV. Partagée entre les inquiétudes que lui inspiraient ses provinces d’Italie et le désir d’asseoir sa domination dans les provinces danubiennes, elle nouait partout des fils, se tenant prête, comme on le disait, « à courir au secours du vainqueur, quel qu’il fût. » Mais pour que l’Europe comptât avec elle, il lui importait de pouvoir compter elle-même sur le concours aussi empressé que désintéressé de la Prusse et de la Confédération germanique.

M. de Bismarck approuvait son gouvernement de ménager beaucoup l’empereur Nicolas ; il ne voyait pas quel profit on pouvait espérer en se brouillant avec lui. En revanche, il voyait très bien ce qu’on pouvait gagner à laisser éclater la guerre entre la Russie et l’Autriche ; mais, disait-il, cette politique n’est pas celle de mon roi. Ce qui le tourmentait le plus, c’était la crainte qu’on ne se laissât envelopper par le cabinet de Vienne, qu’on ne tirât l’épée pour ses beaux yeux. « Je frémis, écrivait-il, à la pensée que nous puissions courir les risques d’une aventure au service de l’Autriche, pour les péchés de laquelle mon souverain a autant d’indulgence que je prie notre maître qui est aux cieux d’en avoir pour les miens. » Les entraînemens de la faiblesse lui semblaient aussi dangereux que ceux de la passion. Il mettait tout en œuvre pour persuader à M. de Manteuffel que l’Autriche avait un besoin pressant de la Prusse, qu’il fallait lui tenir la dragée haute, lui faire acheter un secours qui lui était nécessaire, substituer au langage de l’inquiétude celui de la fierté et de l’audace.

Démosthène reprochait aux Athéniens de se traîner à la remorque des événemens, de ne parer les coups qu’après qu’ils étaient portés, de se laisser dicter leurs plans de campagne par Philippe : « Vous entendez la politique, disait-il, comme les barbares comprennent le pugilat. Lorsque l’un d’eux reçoit un coup, il porte aussitôt la main à l’endroit frappé, et si on le frappe ailleurs, ses mains y vont encore ; mais ils ne savent pas se couvrir de leur bras, ni regarder en face leur adversaire. » M. de Bismarck ne comprenait pas qu’on attendît les coups ; il jugeait qu’en toute chose il faut prendre l’initiative, que la hardiesse est souvent de la prudence. « On n’aura d’égards pour nous