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distributions étaient faites, chacun avait emporté son lopin. « Les biens ecclésiastiques, les villes impériales et les petits territoires avaient été partagés, et les sept années de dur assujettissement qu’on avait passées dans la confédération du Rhin pour mériter cette Rachel étaient un souvenir encore trop vivant pour ne pas balancer le désir d’acquérir une Lia par un bail de nouvelle servitude. »

Si M. de Bismarck avait apporté à Francfort quelques illusions auxquelles il lui coûtait de renoncer, il les avait vues à la suite de pénibles expériences s’évanouir l’une après l’autre, d’année en année, sa correspondance en fait foi. Jadis il avait approuvé le voyage d’Olmütz et affirmé publiquement que la Prusse et l’Autriche étaient solidaires l’une de l’autre, qu’elles étaient liées à jamais par des intérêts communs et qu’elles devaient s’unir pour combattre la révolution. En 1859, dans une lettre datée de Saint-Pétersbourg, il déclarera sans détour à M. de Schleinitz que la Prusse ne peut espérer aucun égard, aucun ménagement de l’Autriche, ni aucun appui sérieux de ses confédérés, que les petits états allemands sont condamnés à graviter toujours vers le cabinet de Vienne, que les changemens de personnes ou de circonstances n’y feront rien, que c’est une loi aussi fatale que celle qui régit les mouvemens de l’aiguille aimantée, que tant que les institutions n’auront pas été réformées, la Prusse sera traitée en subalterne, qu’elle doit guetter le moment et aviser aux moyens de recouvrer son autonomie, qu’à cet effet une révolution est nécessaire, que cette révolution ne peut s’accomplir que par une guerre heureuse contre l’Autriche, qu’il est des maladies qu’on ne guérit que par le fer et le feu, ferro et igni. Voilà ce qu’il avait appris à Francfort. Qui osera dire qu’il y eût perdu son temps ?

En 1853, la guerre de Crimée lui fournit l’occasion de s’initier aux affaires de l’Europe comme il s’était instruit de celles de l’Allemagne ; elle lui apprit à connaître le grand échiquier sur lequel il devait manœuvrer plus tard avec une dextérité si merveilleuse. Mais, en même temps, ce fut pour lui l’occasion de nouvelles souffrances que de voir, malgré les conseils qu’il donnait, le gouvernement de son pays se discréditer comme à plaisir par ses fautes et par son effacement volontaire. On sait quel rôle médiocre joua la Prusse dans cette grande crise européenne : un publiciste allemand de grand mérite et bien renseigné, M. Geffcken, a raconté récemment cette histoire dans un livre qui mérite de faire autorité[1]. Ce fut alors que la politique de sentiment prouva son impuissance. Aussi longtemps que dura la crise, le roi Frédéric-Guillaume IV s’agita dans son bénitier sans arriver à se mettre au clair avec lui-même. Il désirait ne point se brouiller avec la Russie sans s’exposer aux rancunes des puissances occidentales et sans mécontenter

  1. Zur Geschichte des orientalischen Krieges, 1853-1856, von Heinrich Geffcken ; Berlin, 1881.