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ses membres avaient amené mille vassaux, les autres trois ou quatre mille, et leurs suites semblaient la réunion de plusieurs armées. À l’arrivée de la reine, chacun prit son rang ; Marie put compter les représentans des vingt peuples divers soumis à l’autorité du roi et de la sérénissime république de Pologne ; elle vit auprès des milices bourgeoises de Dantzick, armées et équipées à l’allemande, les cosaques en sayon rouge, le carquois sur l’épaule, et ces agiles cavaliers de l’Ukraine qui s’attachaient au dos de grandes ailes empennées, comme un ornement bizarre ou un symbole. Il fallut cinq heures à Marie pour traverser les flots pressés de cette foule ; cinq évêques à cheval précédaient son carrosse ; elle entra dans la ville en passant sous un arc de triomphe flanqué de deux statues d’Atlas et d’Hercule, automates colossaux qui se mirent en mouvement à son approche, s’inclinèrent devant elle et la saluèrent d’un vivat ; elle s’engagea dans les rues inondées de peuple et égayées de banderoles où flottaient des devises en l’honneur de la France et de la maison de Gonzague. Confondu parmi les spectateurs, le souverain d’un état voisin assistait en simple curieux à cette solennité ; c’était Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, le premier fondateur de la grandeur prussienne. Il vit tout sans être reconnu et observa silencieusement ce triomphe d’une princesse française. Les fêtes durèrent plusieurs jours sans interruption ; aux feux d’artifice et aux danses populaires succédèrent des festins et des spectacles ; la ville avait fait construire pour la circonstance un théâtre qui coûta cent mille écus ; il y fut donné un ballet où la beauté des machines et des décors surpassa tout ce qu’on avait vu ; les différentes divinités de l’Olympe défilèrent successivement sur la scène et saluèrent la reine en vers latins avant de s’envoler dans les nues.

La splendeur de cette réception enchanta Marie ; ses noires pensées s’envolèrent, l’avenir lui apparut de nouveau sous de riantes couleurs et, le soir de la représentation donnée en son honneur, elle écrivait gaîment à Mazarin : « Monsieur mon cousin, j’ai le cœur si plein d’une comédie que je viens de voir que je ne crois pas vous pouvoir entretenir d’autre chose ; je n’ai jamais rien vu de si beau, et je ne me résoudrais à cette heure qu’avec peine à voir les Françaises et les Italiennes de l’ordinaire. Je m’étais proposé en partant de mon logis beaucoup d’ennui ; le divertissement a duré cinq heures et il ne m’a pas semblé être un moment. La musique est excellente et les machines si surprenantes qu’en vérité j’étais ravie[1]. »

Au sortir de Dantzick commençait la Pologne proprement dite,

  1. La reine au cardinal, 15 février 1646. (Ministère des affaires étrangères.)