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grâce pudique d’une vierge. » Auprès de ces types achevés du grand monde, la pauvre Kitty perd un instant ses avantages. Arbuton n’ose présenter Kitty, il n’ose annoncer son mariage, il la renie tacitement, et cette lâcheté passagère ne lui sera point pardonnée. En vain cherche-t-il ensuite à prouver qu’il ne comptait l’introduire dans le monde que bien armée pour subir victorieusement toutes les comparaisons, elle méprise une pareille faiblesse, c’est elle, à son tour, qui trouve vulgaire celui qui s’était fait un mérite de l’élever jusqu’à lui, et, sûre de ne pouvoir réussir à le rendre heureux, elle rompt l’engagement à peine conclu avec une rigueur implacable, qu’elle puise dans la juste révolte de sa fierté. Plus tard, elle découvrira que cet homme, si craintif devant la société qui a été jusqu’alors l’arbitre de ses actes, lui a rendu, sans vouloir s’en vanter et avec une délicatesse admirable, un de ces services qu’on ne peut oublier, qu’il a en réalité risqué sa vie pour elle, — n’importe, la blessure une fois faite ne se referme pas. Le reste n’est plus rien. Elle n’appartiendra jamais à qui un seul instant a pu rougir d’elle.

De toutes les héroïnes de Howells, — et il y en a de charmantes dans les genres les plus variés, la jalouse et impétueuse Marcia, la fantastique Egérie, la franche et naïve Lydia, avec sa voix de sirène, la belle Florida, qui cache sous tant de hauteur apparente une nature tendre, passionnée à l’excès, des sentimens qui l’effraient elle-même et qu’elle réprime, — parmi toutes ces aimables figures, étudiées de près avec la connaissance profonde et minutieuse des qualités féminines, nulle n’est aussi attachante que Kitty Ellison ; plus qu’aucune autre elle mérite l’indépendance dont jouit son sexe au pays de toutes les libertés, par l’empire qu’elle garde sur elle-même, par l’héroïque fermeté avec laquelle, quand une question de dignité est en jeu, elle n’hésite pas à briser son propre cœur, sans que l’amour ni aucune tentation de rang ni de fortune puisse peser dans la balance. Elle retourne à l’uniformité d’une vie laborieuse et obscure après avoir goûté au bonheur le plus enivrant, elle y retourne, non pas sans regret, mais sans hésitation, en cachant ce chagrin secret avec autant de pudeur qu’elle avait mis auparavant de spontanéité ingénue dans le don de sa main. Quelle noble vieille fille deviendra Kitty Ellison, et comme on comprend que le célibat, ainsi choisi après l’épreuve, ait un autre caractère, soit en Amérique, soit en Angleterre, que dans tels pays où les circonstances l’imposent avec son cortège de dépit, d’envie, de petitesses de plus d’une sorte !

Ce qui surprend le lecteur français presque autant que l’indomptable fierté, le parfait désintéressement, la rare unworldliness des filles pauvres, c’est la morgue d’une partie de cette société