mène à Eriecreek, dont il ne peut se faire aucune idée, car il a vécu dans un milieu où tout est réglé par des conventions qu’on ne saurait violer sans crime, tandis que Kitty n’a jamais connu qu’une règle : se conduire honnêtement, respecter les droits d’autrui, estimer chacun pour ce qu’il est, non pour ce qu’il paraît. Cette fleur sauvage finit par effacer de la mémoire d’Arbuton tous les produits de serre chaude qui naguère faisaient ses délices ; il ne peut se résoudre à s’éloigner d’elle, il forme la résolution de la transplanter, si étrange qu’elle puisse y paraître, dans les plates-bandes bien alignées, soigneusement désherbées de Boston. La liberté des mœurs américaines leur permet, bien entendu, des tête-à-tête. Un jour qu’ils sont allés ensemble à Sillery et que le concierge de l’ancienne maison des missionnaires jésuites les a pris pour un jeune ménage en tournée de lune de miel, Arbuton demande à Kitty, dans un élan que l’on croirait incompatible avec son caractère, si elle consent à ce que cette méprise devienne une réalité. La jeune fille ne sera nullement éblouie par cette offre inattendue ; elle réclamera un peu de temps pour s’interroger, mais, sûre enfin de l’amour qu’elle a pour Arbuton, avec quelle sincérité, quel oubli adorable de toute arrière-pensée elle se donne : Voilà le Bostonien engagé, — et il en est ivre de joie, — à une campagnarde, imbue de sentimens égalitaires et démocratiques, incapable de reconnaître un bon tableau d’un mauvais, qui n’a jamais entendu un opéra, ni mis le pied dans un théâtre et dont les robes sont faites au logis par elle-même et ses jeunes sœurs, selon la mode quasi-barbare d’Eriecreek.
Le bonheur des deux fiancés est de courte durée. Au moment où ils jurent de s’aimer toute la vie, un de ces grains de sable qui peuvent, aussi bien que le bloc de rocher le plus formidable, être une pierre d’achoppement pour le bonheur, se trouve sous leurs pas. Ils rencontrent, vers la fin du voyage si bien commencé, deux reines de la société bostonienne, une mère et une fille, des amies d’Arbuton, dont nous reproduisons le portrait pour l’édification de ceux qui croient, sur la foi de quelques échantillons aperçus à Paris, que toutes les Américaines se ressemblent : « La mère était habillée avec une exquise recherche plutôt qu’avec le luxe qui signale les élégantes de New-York ; on sentait qu’en faisant à la mode les concessions nécessaires, elle ne se laissait pas entraîner par elle ; ses manières avaient ce je ne sais quoi de subtil, de discret, de tempéré qui est le caractère même de Boston. La jeune fille se faisait remarquer par un air d’insouciance délibérée tout à fait particulier ; il y avait chez cet ange, réunis en un mélange piquant, la vivacité intelligente d’un jeune garçon et la