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conscience l’arrête encore devant le bonheur tardif qui s’offre à lui. Cet amour, légitime maintenant, n’a-t-il pas été criminel, alors qu’il s’adressait, tout muet qu’il fût, à la femme d’un autre ? Ne doit-il pas s’ensevelir dans un perpétuel silence, ayant été dès l’origine marqué d’une tache ? Et l’auteur nous laisse dans le doute de ce que décidera Halleck, tenté pourtant au-delà des forces humaines. Cette exagération de vertu donne la mesure de l’horreur qu’inspire l’adultère, non pas commis, mais seulement rêvé au pays où règne le divorce. Un romancier français eût traité très différemment cet amour qui surgit chez Halleck, tandis que chaque jour augmente l’amertume des désillusions de Marcia ; le plus délicat eût du moins fait éclater au dehors cette lutte qui se passe tout entière dans les profondeurs d’une âme habituellement maîtresse d’elle-même. Quand elle cesse de l’être, un brusque départ remédie à sa faiblesse, et nous ne savons ce qu’il lui en coûte que par quelques confidences de Halleck à son ami Atherton, un stoïque, lui aussi, mais dont le stoïcisme nous intéresse moins parce qu’il a toutes ses aises, qu’il est proclamé du fond d’un bon fauteuil, au sein d’un intérieur opulent, près d’une femme charmante. Atherton, quoi qu’il en soit, n’hésite pas à dire que, selon lui, Marcia, devenue veuve, peut épouser n’importe qui, sauf l’homme qui l’a aimée lorsque son mari vivait encore, — étant donné le caractère de Ben Halleck. Il ne s’agit pas, bien entendu, dans le cas présent, de vulgaires questions de bien et de mal, de blanc et de noir, mais des nuances les plus subtiles, et c’est plaisir de voir avec quelle délicatesse M. Howells les entremêle aux traits vigoureux d’un roman réaliste. Notez que son Ben Halleck ne s’appuie pas sur la Bible comme tant d’autres héros protestans ; il n’appartient à aucune église jusqu’au moment où, suivant le Christ dans la voie de l’abnégation et du dépouillement de soi-même, il le reconnaît pour un Dieu, lui ou quiconque l’a inventé. Chose étrange ! cette foi bien vague lui suffit plus tard pour entrer dans le saint ministère. Il n’est pas revenu aux croyances de sa première jeunesse, mais, en les raisonnant, il s’est placé sous leur garde comme dans le seul refuge possible ; il ne cherche plus à découvrir où peut être la vérité absolue, il sait seulement où est le devoir, l’ayant pratiqué, et il l’enseigne jusqu’au bout avec la religion qui en a le mieux tracé les règles.

Tout en se montrant tolérant envers l’incrédulité, tout en rendant parfois sympathiques des personnages de libres penseurs, M. Howells aime ramener finalement ces brebis égarées au giron du christianisme. Le docteur Boynton n’est-il pas mort appuyé sur l’autorité du livre qui lui promet les révélations vainement