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le libre examen porte ses fruits naturels ; ceux-ci vont aux sectes évangéliques, le plus souvent empruntées à leurs voisins d’Allemagne, puis modifiée, et multipliées à l’infini sur la terre russe : stundistes, molokanes, chrétiens-spirituels, et tant d’autres. Au point de vue philosophique, il y a peu de différence entre le raskolnik et le croyant de l’église établie ; tous deux sont des traditionnels, des esprits de même race, soucieux avant tout de croire et de faire ce qu’on a toujours cru et fait avant eux, s’en remettant du soin de leur âme à l’autorité des conciles, des pères, de tel patriarche ; ils sont d’accord sur ce grand point que la doctrine est à jamais fixée, seulement les plus raffinés la prennent de plus haut et reprochent aux autres d’avoir varié. Une réconciliation entre ces frères ennemis n’aurait rien d’impossible ; un abîme les sépare des esprits du second groupe. Ceux-ci sont émancipés de toute tradition ; ils tiennent pour les lumières individuelles, pour la végétation indéfinie de l’arbre évangélique ; le livre saint interprété par un cœur droit, telle est la règle commune de leurs sectes ; quelques-unes d’entre elles, comme les molokanes, donnent l’exemple de la plus pure, de la plus vertueuse des associations humaines. — De ces courans opposés quel est celui qui l’emportera dans l’avenir, qui correspond le mieux aux exigences intimes de l’esprit russe ? Pour résoudre cette question d’un si haut intérêt, il faudrait avant tout pouvoir étudier le travail de quelques âmes russes sur elles-mêmes, comme le savant étudie dans son laboratoire la substance dont il veut connaître les propriétés ; il l’isole, il la regarde agir, se dissoudre ou se cristalliser suivant ses lois naturelles. Il faudrait surprendre la conscience populaire à l’œuvre en dehors de toute action étrangère, dans un milieu purement russe, au moment d’un éveil spirituel tout spontané. Le succès grandissant des sectes protestantes n’est pas probant ; dans les provinces où elles fleurissent, des colons allemands en ont apporté le germe, les populations indigènes ont été sollicitées vers leurs doctrines par l’attraction d’une culture supérieure. — Où trouver ces sujets d’étude que nous cherchons ? M. Prougavine va nous les montrer, satisfaisant à toutes les conditions que j’exigeais plus haut ; ils nous diront eux-mêmes ce que veut leur âme librement consultée.

En 1880, le Messager de Tver annonçait l’apparition, dans le district de Novo-Torjok, d’une nouvelle secte fondée par un paysan du village de Chévélino, Vassili Sutaïef. Au dire de la feuille administrative, les sectateurs de cette hérésie damnable étaient des rationalistes ; ils semblaient se rattacher au stundisme, rejetaient la liturgie et le clergé orthodoxe, les images, les sacremens ; ils refusaient le service militaire et le serment, tenaient tous les hommes