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jours ce qu’il n’avait vu que dans les livres, décoloré et mort, l’état intime des sociétés et des âmes à certaines époques déjà lointaines, mais capitales, dans la marche de la civilisation. Des plantes sèches de l’herbier historique s’animent, refleurissent, reprennent sève et parfum, pour peu qu’on les replace un moment dans un terrain qui en porte de toutes semblables. Mais qu’est-il besoin d’intéresser ici le politique et l’érudit ? Il suffit que l’homme y trouve le plus attachant des drames, celui qui l’émeut plus sûrement que les combinaisons savantes des tragédies ; l’angoisse d’une conscience cherchant sa voie, criant d’instinct vers la justice et la vérité ; l’effort, gauche et ridicule parfois, sublime néanmoins et inexplicable à jamais, d’une âme qui s’éveille spontanément, ranime à tâtons une clarté tremblante pour dissiper la nuit où elle se meut, cherche à cette lumière le mot de la vie et découvre que ce mot est : amour.


I.

Quand on entre dans la cathédrale d’Isaac, on est dans la nuit ; mal éclairé par les baies supérieures, l’imposant vaisseau n’est que ténèbres. Les portes du chœur s’entr’ouvrent ; un flot de lumière descend d’un grand christ peint sur le vitrail de l’abside d’où l’église reçoit tout son jour ; la figure semble seule illuminer la nuit du temple, et le regard s’attache involontairement à cette tête. Elle n’a pas l’expression de sérénité que les peintres d’Occident ont donnée au Fils de l’homme : maigre, pâle, ardent, avec un égarement divin dans les yeux, le Christ slave trahit je ne sais quelle angoisse humaine, je ne sais quel rêve inachevé, celui d’un dieu mécontent de sa divinité. Pour lui, tout n’est pas consommé : il n’a pas dit la parole suprême : c’est bien le dieu d’un peuple qui cherche sa voie, et il traduit fidèlement l’inquiétude de son peuple. — On n’ignore pas que, sous les dehors majestueux de l’église officielle, la conscience russe est déchirée par de grands troubles ; ceux qui ont lu les belles études de M. Leroy-Beaulieu savent que beaucoup d’âmes quittent cette église, non pas, comme chez nous, pour sombrer dans l’indifférence, mais pour chercher la foi dans des sectes diverses. Ces dissidens vont se jeter dans deux courans bien distincts, suivant la pente de l’esprit de chacun : chez les uns, l’esprit byzantin persiste, l’imagination scolastique travaille plus que la raison et le cœur : sortis de l’église, ils retournent sur leurs pas, vont au raskol, aux gens du vieux rite ; ou bien ils créent des sectes sauvages, folles, dignes des hérésiarques du bas-empire, telles que les skoptzi (eunuques) et les fouetteurs. Chez les autres, l’esprit protestant prend le dessus,