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tout à coup de l’Orient un nouveau Bonaparte pour redire à ce nouveau directoire : « Qu’avez-vous fait de la France ? » Déjà le mensonge d’une telle république ranime dans le pays l’antique soif d’obéir. Déjà ils sont nombreux, déjà sans honte les désenchantés qui attendent l’homme. Mais, dans leur désillusion, quelle illusion encore ! Attendre un homme ? Est-ce que la Providence doit des miracles aux peuples qui s’abandonnent ? Est-ce que, pour hériter d’un régime sans vertus et sans prestige, la gloire et le génie sont nécessaires ? Comment une terre stérile en citoyens enfanterait-elle un homme, et suffit-il d’être le directoire pour avoir droit à Bonaparte ? Sommes-nous même le directoire ? Méprisable au dedans, il était grand encore au dehors, et il fallait, pour franchir cette légalité que gardaient les victoires, un héros que la victoire connût. S’il n’y avait eu que Barras au Luxembourg, le premier soldat venu aurait enfoncé cette légalité pourrie avec le pommeau de son épée. Demain faudra-t-il même un soldat ? La race qui, depuis un siècle, fournit à la France la dictature, perdant à chaque génération de ses qualités souveraines, avait produit un prince sans parti, un général sans épée, un Napoléon obscur. Il n’a pas soudoyé de soldats, il n’a ameuté le peuple qu’autour d’une affiche, et pour la première fois il a fait peur. A qui ? A tous ceux qui gouvernent et sur qui règne la crainte d’un nom même dégénéré. Dégénéré, lequel l’est davantage : celui dont on riait hier ou ceux qu’il fait trembler aujourd’hui ? Un régime se juge par ses terreurs ; et si un tel prétendant est devenu redoutable, si nous méritons un tel Bonaparte, jusqu’où sommes-nous descendus, et quel régime nos fautes préparent-elles à nos enfans ? Un pays où le désordre règne, où l’intelligence décline, où la morale chancelle, s’il espère en l’avenir, jette une dernière insulte à la justice. Tout présage de changement lui apporte une menace. Les temps sont passés où, comme au cours de ce siècle, on pouvait prédire, « après les révolutions de la liberté, et les contre-révolutions de la gloire, la révolution de la conscience publique, la révolution du mépris. » La liberté aura achevé de mourir, la gloire de s’éteindre, la conscience publique sera muette, le mépris même ne montera plus aux lèvres du pays comme le dernier soupir de son honneur, et si la révolution s’accomplit, ce sera la révolution du châtiment.