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ignorance des faits que se reposent les approbateurs de la politique présente. Ils abusent la crédulité par le mensonge des promesses, ils flattent les amours-propres par un respect affecté, ils couvrent les entreprises les plus détestables de prétextes captieux. Grâce à eux se manifeste dans le sens moral du pays un trouble trop réel. A en croire les théories répandues par la presse, acclamées par la population des grandes villes, imposées par les agens politiques, la France elle-même serait gâtée. Mais le grand art en politique n’est pas d’entendre ceux qui parlent, c’est d’entendre ceux qui se taisent. L’opinion est une muette dont il faut deviner le silence à travers les cris de ceux qui la prétendent exprimer. Or, même à l’heure présente, un fait domine et console : la contradiction entre les vices du gouvernement que la France accepte et les vertus qu’elle pratique. Dans quel pays y a-t-il plus de tolérance, d’ordre, de générosité ? Est-il sûr qu’il les veuille bannir, est-il sûr même qu’il les sache menacés ? Pourquoi s’est-il attaché à la république ? Parce que tous les actes du parti conduit par M. Thiers lui apparaissaient, à la clarté des débats, conformes à la raison, à la générosité, à l’intérêt public. Depuis, les actes ont changé : les noms dont on les couvre demeurent les mêmes, c’est encore l’égalité, la liberté de conscience, l’amour du peuple qu’on invoque à chaque mesure de haine, de persécution, ou d’arbitraire, et par cette hypocrisie même les jacobins rendent témoignage aux sentimens véritables de la nation. Mais le pays avait confié ces sentimens à ses mandat actes. Ils se sont tus : y a-t-il lieu de s’étonner si le pays n’a pas protesté contre une politique que les hommes investis de sa confiance acceptaient ? Sa sécurité s’est faite de leur silence. Eux ne s’opposant à rien, lui devait conclure que tout était légitime, et le calme avec lequel s’est accompli le changement de politique a empêché même de sentir qu’elle changeait. S’il a toléré le mal, ce n’est pas qu’il le préfère, c’est qu’il l’ignore, et si la vérité ne l’a pas conquis encore, ce n’est pas lui qui a été incapable de l’entendre, ce sont ses conseillers qui ont été incapables de la dire.

Non, l’on n’a pas le droit de désespérer du peuple tant qu’on n’a pas épuisé à son service le dernier effort de sa pensée, le dernier souffle de son âme. Si ses amis employaient à l’éclairer une faible partie des soins que ses flatteurs mettent à le perdre, de quel progrès serait-il capable, puisque dans la corruption même sa nature reste encore si saine ? Que le sénat comprenne la grandeur de ce rôle, qu’il devienne l’éducateur au suffrage universel. Attaquer les préjugés, dévoiler les faussetés, mettre à nu les sophismes, sans doute ce n’est pas, à l’heure présente, une tâche ordinaire. Mais qu’il commence et les auxiliaires viendront, car il y a une contagion du