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des faveurs : lui-même est contenu par son intérêt à ne rien perdre des forces qui lui sont confiées. Ainsi la pratique constante des pays libres y fixe le rôle de chacun. L’opinion publique, éclairée par ceux qui briguent sa confiance, choisit et contrôle ses mandataires ; les chambres éclairées à leur tour par leurs discussions choisissent une politique, et ceux qui l’ont emporté gouvernent : le parlement est maître des ministres et les ministres maîtres de l’administration.

C’est cet ordre fait par la lutte loyale des doctrines que le parti républicain a détruit. La concorde de ceux qui ne pensent pas de même vit de leur silence. Dès que le pacte fut conclu, la parole devint l’ennemie. Pour la première fois, les ministres furent sans programme et les députés sans discours, la tribune n’apparut que comme une tentation dangereuse, et les plus grands orateurs n’employèrent plus leur éloquence qu’à se persuader tout bas les uns les autres de se taire.

Il y a pour tout corps élu une loi de vie : être d’accord avec l’opinion publique. Et, pour être d’accord avec l’opinion, il n’y a que deux moyens, la diriger ou lui obéir. En étouffant leurs désaccords dans le silence, les républicains s’enlevaient toute chance de former avec le temps, sur la ruine des utopies et des sottises, et par la conquête sans cesse recommencée de la vérité, une intelligence publique ; ils interdisaient aux hommes de sens, de génie s’il s’en trouvait, le moyen de se révéler ; ils privaient d’avance le pays des conceptions justes, ordonnées, profondes qui, sorties de la raison d’un seul et acceptées par la raison de tous, assurent la dignité du gouvernement et préparent ses succès. Ils se condamnaient à prendre pour guides, au lieu de ces clartés, les lueurs troubles et fugitives d’une opinion elle-même sans guide, les ignorances et les passions auxquelles ils ne songeaient pas à disputer l’empire. Cette politique enlevait la direction des affaires à ceux qui sont faits pour les conduire, elle la remettait à ceux qui sont incapables de les diriger.

Or, dans le pays, le parti républicain, tenu de 1871 à 1876 hors de la république et menacé deux fois par les retours offensifs de la monarchie de perdre la république elle-même, était demeuré une armée en bataille. Pour régler la stratégie d’une opposition qui voulait renverser le pouvoir et pouvait être conduite par les excès de ce pouvoir à la révolte, il avait fallu des hommes résolus à braver l’inimitié du gouvernement, les rigueurs des magistrats, et jusqu’aux redoutables chances d’une résistance violente. Dans chaque département, dans chaque canton, dans chaque commune, les plus énergiques devinrent les interprètes de leurs concitoyens auprès des chefs et exercèrent une double influence qu’ils devaient à leur initiative, car, aux jours de péril, l’autorité naît du courage.