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peut lui reconnaître, c’est l’aptitude à juger ce qu’elle serait incapable de produire. Comme elle n’a pas eu besoin d’avoir le génie de Raphaël pour admirer Raphaël, ou de Shakspeare pour admirer Shakspeare, elle n’a pas besoin d’avoir le génie de Richelieu ou d’un Bonaparte pour le reconnaître : ce qui est beau, juste, ou sage, satisfait le goût instinctif qu’elle a pour la vérité. Dans les oligarchies et les cours, la connaissance ancienne que les uns ont des autres, la vie commune qu’ils mènent, offrent des occasions directes et constantes d’apprécier la valeur, et de mettre chacun à sa place. Dans les démocraties, le peuple est trop vaste et trop loin pour qu’il ait des hommes, de leur origine, de leurs qualités une connaissance personnelle ; entre eux et lui, il n’y a qu’une relation : la parole.

Les débats publics sont le champ clos où les idées s’éprouvent et la démocratie juge, parce qu’elle s’instruit. Il n’est pas nécessaire de faire de grands efforts pour vaincre devant elle les doctrines grossièrement médiocres ou fausses. Comme des lutteurs trop inégaux vident l’arène, elles disparaissent promptement de l’opinion. Mais qu’il s’agisse dans la politique extérieure ou intérieure de ces problèmes délicats devant lesquels l’expérience hésite et la conscience se trouble, de ces sophismes, qui, parés par le talent, paraissent la sagesse même, de ces programmes qui flattent les préjugés si vivaces et les passions si confiantes de la foule, la parole aussi tend des pièges, et, dans les premières rencontres, assure plus de chances à l’erreur qu’à la vérité. Pour dissiper dans les âmes le charme où les plonge tout d’abord une voix qui semble un écho de leurs désirs, pour leur faire goûter la différence entre ce qui séduit et ce qui persuade, ce n’est pas trop d’épreuves renouvelées, constantes, de débats qui brisent les plus solides mensonges sous la lente étreinte du bon sens. Alors l’éclat de la vérité triomphante désigne pour le pouvoir ceux qui ont su la défendre et ont fini par l’imposer. Alors ces possesseurs légitimes reçoivent pour récompense la mission de réaliser au nom de leur pays la politique qu’ils lui ont fait comprendre et aimer. La charge suppose des moyens d’action. Auteurs d’une politique, ils sont les plus capables de savoir ce qu’exige l’exécution de leurs projets, et quels instrumens sont aptes à les servir. Le succès même commande qu’ils aient la libre disposition des hommes et des choses. Les limites qu’ils se sont tracées par leurs engagemens, celles dont les entoure la surveillance du parlement, la possibilité toujours ouverte de leur tout enlever avec le pouvoir, dépouillent d’avance leur prérogative de ses plus grands périls. Enfin les abus inévitables dans les services qui disposent des budgets et des places sont moins à craindre quand seul un chef responsable a la disposition