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à sa place naturelle, et bien peu s’effrayaient d’abdiquer entre ses mains. Mobile et multiple, il offrait lui-même l’assemblage de toutes les doctrines, il possédait l’art de montrer pour toutes de secrètes préférences. Les profondeurs obscures de sa nature disparaissaient sous les reflets de sa surface, et beaucoup croyaient le connaître auxquels il n’avait laissé voir en lui que leur propre image. Il était l’espoir des modérés, des autoritaires, des bourgeois, du peuple : les démagogues n’en désespérèrent qu’à l’extrémité, et, dans une existence pleine de contrastes, il avait su se faire et garder de toutes parts les partisans les plus inattendus et les plus fidèles. Car il joignait aux dons retentissans qu’aime la foule le secret de manier les hommes, soit qu’il leur imposât sa volonté sans douter même de leur obéissance, soit qu’il déployât pour les gagner les irrésistibles caresses de la force.

L’union qu’il demandait devint le désir de tous. Il n’échoua qu’en un seul détail, mais qui suffirait à montrer la fragilité de toute l’entreprise. Il voulut briser les anciennes barrières des groupes et confondre les républicains en un seul, et rien n’était plus logique. Mais on dompte chez les hommes la volonté avant les instincts, et les plus fermes propos de concorde avaient laissé debout toutes les antipathies. De ceux qui touchaient au centre gauche à ceux qui confinaient à la commune tous repoussèrent comme une injure d’être confondus avec les autres. Résolus à ne pas se séparer dans leurs votes, ils ne poussent pas le courage jusqu’à délibérer en commun ; ce sentiment demeure invincible et ce sont des groupes de plus en plus multipliés qui protestent contre toute dissidence entre les républicains. Mais cette ironie du bon sens ne fut comprise par personne, et l’on recueillit comme parole d’état cette solennelle naïveté que formula le chef d’un de ces groupes : « Nous serons d’autant plus unis que nous resterons plus distincts. »

Or ce pacte, présenté et accepté comme un expédient, était en réalité une révolution dans la hiérarchie et dans l’idée même du pouvoir politique.

Sous tous les régimes, dans tous les temps, un petit nombre d’hommes sont faits pour gouverner. La politique est l’art de les découvrir et de leur remettre l’autorité. Les aristocraties pensent, en réservant les affaires publiques à certaines castes, préparer mieux les hommes d’état ; dans les monarchies, on tient le choix du prince comme plus sûr ; dans les démocraties, le jugement populaire comme plus infaillible. Mais jamais, sauf dans deux écoles extrêmes où la superstition de la monarchie ou de la république en détruit l’intelligence, on n’a prétendu que le génie politique résidât soit dans le roi, soit dans la plèbe. L’opinion n’est pas plus apte à créer une politique qu’un chef-d’œuvre de la plume ou du pinceau. Tout ce qu’on