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rétablit les trois cent soixante-trois sur leurs sièges, renversa dès 1879 la majorité du sénat, et quelques jours plus tard emporta le maréchal de Mac Mahon. À cette date, le parti vainqueur plaçait un de ses chefs à La tête de l’état comme on arbore un drapeau au sommet des édifices achevés et des positions conquises : tous les pouvoirs étaient entre ses mains. Mais on savait ce qu’il en voulait faire. Ses idées si constantes et si fermes avaient par avance tracé le programme de son gouvernement. Tous les intérêts qu’il avait promis de respecter étaient sans crainte, il n’avait provoqué la haine de personne, ses adversaires abandonnés de leurs troupes songeaient à faire eux-mêmes leur soumission à ce qui s’annonçait comme la force et la durée, et jamais victoire ne fit moins de vaincus. Aussi, quand des sommets de sa conquête la France contempla l’abîme d’où elle s’était relevée, et devant elle l’horizon immense de son espoir, elle crut toucher aux terres promises d’un gouvernement sage et bon. Car si, seul contre tous les obstacles, ce nouveau tiers-état, qui n’était rien, était devenu tout en moins de six ans, dans le cours de six années nouvelles, maître et aimé, que n’allait-il pas accomplir ?

Les six années nouvelles sont écoulées. Loin que la paix soit faite dans les factions politiques, partout des menaces, des colères, des haines. Si la concorde et la foi survivent, c’est parmi les adversaires de la république ; plus elle dure, plus ils deviennent nombreux ; plus elle agit, plus ils deviennent confians. Les amis du système n’invoquent plus pour se rassurer que l’impuissance de ses ennemis à le détruire, mais ses ennemis comptent sur l’impuissance de ses partisans à le faire vivre, et parmi ces partisans plus d’un craint que l’ennemi dise vrai. L’heure du désenchantement a sonné, que suit si vite l’heure de l’abandon : heure triste où les plus fidèles parlent par leurs inquiétudes, les plus bienveillans par leur silence, où les habiles commencent à détacher sans bruit leur fortune particulière de la fortune publique, et s’orientent doucement vers des changemens qu’ils prévoient. Dans le pays entier, on cherche vainement la sympathie ardente qui porta la république au pouvoir : de l’attachement disparu il ne reste pas même une irritation où il vivrait encore. Il y a quelque chose de plus inexorable que la colère, c’est l’indifférence. Celle du pays ne trouve plus rien digne de l’émouvoir. Les scrutins exprimant sa volonté sont abandonnés, les mouvemens de la scène politique n’arrêtent même plus l’attention. Si le peuple ne tient pour vivons que ceux en qui il espère, tous les hommes publics sont morts. La France, qui ne croit plus à rien quand elle ne peut plus croire aux hommes, demeure sans culte et, comme Athènes lasse de vaines idoles, n’élève plus dans son cœur désenchanté d’autel qu’à un dieu inconnu.