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ici de citer la maxime chère aux politiques pratiques : Beati possidentes !

Certes, tout homme civilisé doit cordialement applaudir à l’acte par lequel l’Autriche a enrichi le dictionnaire diplomatique international d’un nouveau mode d’annexion et a fait elle-même l’acquisition de deux belles provinces. Mais je suis loin de croire que cette conquête légitime soit profitable à l’Autriche elle-même tant qu’elle suivra la politique actuelle. Il est impossible, en parcourant ces paysages si pittoresques, ces plateaux accidentés qui n’attendent qu’une culture intelligente, ces montagnes pleines de richesses forestières et minérales et ces plantureuses vallées qui n’ont besoin que d’un peu de travail pour produire au centuple, il est impossible, dis-je, de ne pas reconnaître que, malgré toutes les difficultés causées par les froissemens d’intérêts des uns, les espérances déçues des autres et la substitution de la civilisation à la barbarie, il y a là pour l’Autriche une somme considérable de force et d’avantages au point de vue matériel. Mais doit-il en être de même au point de vue politique ? Il est permis d’en douter et je crains bien que la monarchie austro-hongroise n’ait fait une dangereuse acquisition, — qu’une main puissante et perfide l’a certainement poussée à réaliser dans une pensée égoïste, — acquisition qui lui coûtera beaucoup de peines et d’argent, et qui, en fortifiant l’élément jougo-slave dans l’empire, sera un nouvel agent de dislocation de ce grand corps qui manque de centre de gravité. Je voudrais me tromper, mais je n’ai que trop de raisons de penser que je suis dans le vrai.

Est-ce à dire, comme le prédit la chanson populaire citée plus haut, que l’Autriche travaille ici pour la Russie et que le panslavisme menace les nouvelles provinces occupées ? Je ne le crois pas, bien que j’aie eu l’occasion, dans le cours de mon récit de voyage, de donner des preuves de la popularité des Russes dans ces deux provinces.

Le panslavisme est un croquemitaine dont se sert la bureaucratie allemande de Berlin, de Vienne et de Pesth pour effrayer le reste de l’Europe et pour pouvoir, en toute sécurité, opprimer ou du moins annihiler politiquement les Tchèques, les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Polonais, les Ruthènes, les Bulgares, les Roumains et les Grecs. Le panslavisme, en effet, n’existe ni à Prague, ni à Laybach, ni à Agram, ni à Belgrade, ni à Varsovie, ni à Sophia, ni encore moins, — j’ai à peine besoin de le dire, — à Bucharest ou à Athènes. Le seul pays où il y ait des panslavistes est la Russie, car le seul panslavisme, c’est le tsarisme russe. Le tsar se prétend, en effet, le chef naturel de tous les Slaves, comme celui de tous les chrétiens orthodoxes, ayant pour mission de les réunir dans une