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excursion. Quant aux autres touristes, je les conjure, dans leur intérêt, de ne jamais prendre cette route horrible.

Sous l’influence de la fatigue, du soleil et de l’énervement causé par la monotonie du paysage, les rochers prennent des formes bizarres. Je croyais voir partout des têtes grimaçantes, des yeux grands ouverts, qui m’observaient d’un air goguenard, des bouches horribles qui me ricanaient impertinemment. Tout ce monde pétrifié commençait à m’agacer terriblement, quand le guide me montra un endroit où, un mois auparavant, deux passans avaient été trouvés égorgés. La perspective était peu agréable, mais cela me sortit pourtant du monde fantastique où je m’hypnotisais et modifia le cours de mes idées. Je me dis qu’au demeurant, bien armé comme j’étais, ce serait presque un but à donner à cet insupportable voyage que de purger cet enfer des démons qui le rendaient peu sûr, et mes yeux, au lieu de regarder les pierres, examinaient avec soin ce qui pouvait se lever derrière. Le fait est que le paysage est créé à souhait pour tenter les bandits : une solitude de dix lieues trouée de cachettes dans les interstices de chaque rocher, et avec cela une circulation des plus restreintes ; c’est un vrai pays de fra Diavolo philosophe et méditatif, et l’on comprend qu’un monsieur peu délicat cède à l’envie d’y tuer son rare prochain, quitte à mourir ensuite de faim lui-même dans quelque caverne ignorée, s’il n’aime mieux se livrer à mes amis les gendarmes de Vergoratch ou à leurs collègues de Makarska.

Il y a peu de temps encore, m’ont-ils dit, qu’il y avait une quinzaine de bandits dans ce désert ; aujourd’hui ils sont réduits à cinq. Ce sont de vulgaires meurtriers qui ne sont même pas ennoblis par une pointe de vendetta.

Pour peu que vous fassiez jamais comme moi cet affreux trajet sur un petit cheval de montagne, rétif et ayant peur à chaque pierre, c’est-à-dire dans un état d’affolement perpétuel, — assis dans une selle barbare composée de deux rondins de bois réunis par une toile capitonnée en dessous, pour protéger la monture, de plus, mal attachée et qui menace de tourner à chaque instant, — avec des étriers de corde trop courts, un guide qui ne dit pas un mot de français ni d’italien, et un interprète inintelligent et grossier, la fête sera complète ; il ne me restera plus alors qu’à vous souhaiter d’arriver avant la nuit au sommet du magnifique panorama que présente la mer et ses grandes îles noyées dans l’azur, lorsque l’on est auprès de la petite chapelle de San Vincenzo de Podgora ou S. Elia, bâtie tout au haut de la falaise ; enfin, le dernier vœu que je me permettrai de faire, c’est qu’en vous couchant à minuit après avoir fait 66 kilomètres en si bel équipage, vous ne trouviez pas