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sous la montagne ; mais ce projet a été abandonné : il coûterait beaucoup trop cher pour le résultat à obtenir.

Nous sommes aimablement accueillis à Vergoratch par le brigadier de gendarmerie et ses hommes, tous Dalmates et parlant parfaitement l’italien, ainsi, du reste, que tous les employés et fonctionnaires de la Dalmatie ; ils nous aident à voir le château en ruines, d’origine turque, dit-on, qui domine fièrement le col où est située la petite ville, commandée elle-même par une montagne en pain de sucre qu’on appelle Matokit ; plusieurs parties de cette forteresse, — qui fut prise et reprise à diverses époques par les Turcs et les Vénitiens à la fin du XVIIe siècle, — sont aujourd’hui rendues à peu près inabordables par l’éboulement des murailles et des escaliers qui y conduisaient.

Grâce à l’intervention de nos gendarmes, nous trouvons enfin, à deux heures, des chevaux et un guide pour nous mener au port de Makarska, où nous devons coucher. Quarante-huit kilomètres à faire et un retard de deux heures, cela me met de fort méchante humeur ; mais cette humeur se change en une profonde mélancolie quand je vois la route. Qu’on se figure un lacet blanc et tout frais macadamisé (grand agrément pour nos montures et pour nous ! ) qui court tantôt sur le flanc de la montagne et tantôt à ses pieds, au milieu d’un vaste horizon de roches et de cailloux. Partout, devant, derrière, au-dessus, au-dessous, dans une étroite vallée fermée de tous côtés comme une gigantesque casserole dans laquelle le soleil nous cuit de ses rayons, un amas indescriptible de pierres,

:……. Rudia indigestaque moles,


dont la fatigante et monotone blancheur est à peine entrecoupée ça et là de quelques taches vertes formées par de maigres broussailles ou bien par les cultures de seigle, d’avoine ou d’orge que font dans les creux de rochers, dont le plus grand n’a pas 20 ares de superficie, les malheureux indigènes de cet enfer. Car cet affreux chaos a des habitans : nous apercevons un ou deux hameaux, ça et là quelques enfans qui gardent des chèvres ou des moutons, quelques hommes qui piochent littéralement la pierre… Au milieu de la vallée serpente un torrent de cailloux, déversoir des hivers et des orages, actuellement sans une goutte d’eau. Pas un arbre dans cet horizon désolé.

Tout cela me rappelle d’une manière frappante certaines illustrations de Gustave Doré pour l’Enfer de Dante, et je conseille fort aux peintres qui voudraient avoir une idée du chaos de faire cette