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Nous fûmes reçus par ces braves religieux moustachus, à bras ouverts et à verres pleins. Il faut vous dire qu’ici, dans ces deux provinces slaves aux mœurs encore primitives, dès qu’un étranger arrive quelque part, on débouche la meilleure bouteille de vin blanc le plus capiteux (Dieu sait si le vin indigène porte à la tête !) on prend le verre le plus grand et on oblige l’hôte, avec une insistance aussi bienveillante que peu conforme à nos usages civilisés, à boire à sa santé, à la santé de celui qui le reçoit, à celle de sa famille, etc. Cela n’en finit pas.

Pour échapper à ces rasades assassines, j’accable les bons pères de demandes indiscrètes et je les mets, comme toujours, sur la question agraire. Ils se plaignent surtout ici de la difficulté d’établir la propriété, ce qui donnait lieu aux abus les plus crians. Ainsi, un raïa voyait une terre inculte et complètement abandonnée ; il la défrichait et la mettait en culture ; puis, quand il croyait jouir en paix du fruit de ses sueurs, un Turc arrivait muni d’une concession ancienne ou récente obtenue à Constantinople moyennant bakchich et réclamait le paiement de la tretina, accompagné de toutes les vexations habituelles. On voit que l’établissement du cadastre, dont vont s’occuper bientôt les Austro-Hongrois, sera le bienvenu des raïas.

… Humatch est bâti sur une colline, au pied de la montagne, au sommet de laquelle s’élève Ljubuski. J’ignore pour quel motif les habitans de cette petite ville forte partagent avec ceux de Niksitch, actuellement annexé au Monténégro, le triste privilège de passer pour les plus sots et les plus poltrons des Herzégoviniens. Je n’ai rien remarqué de particulier, ni en bien ni en mal, chez les gens de Ljubuski, et je ne sais sur quoi peut reposer cette réputation de béotisme.

Le monastère de Humatch, comme presque tous les couvens franciscains des deux provinces, se compose d’un grand rectangle avec corridor ou cloître intérieur ; son église est surmontée d’un clocher qui a 27 mètres de hauteur.

Quant à Ljubuski, c’est un village groupé sur les flancs d’un énorme rocher, au pied d’un grand château en ruines. Son nom lui viendrait de la princesse Ljubitsa, fille du duc Stéphan, à qui elle avait été donnée en dot ; le château paraît, du reste, de la même époque que celui de Blagaj. Il est bâti sur l’emplacement d’une station romaine dont le temple, d’après les inscriptions, devait être consacré à Bacchus. De son sommet, on a une vue splendide sur une immense plaine entourée de hautes montagnes et formant une gigantesque cuvette dont la butte où se trouve Ljubuski est le centre. Au nord, on aperçoit le couvent de Cirokibrjeg,