Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II

Mostar, 9 juin 1879.

… En quittant ce matin notre étape de Kojnitsa et les officiers qui nous y ont si aimablement donné l’hospitalité, nous ne nous doutions pas que nous allions parcourir le bout de chemin le plus pittoresque de tout notre voyage. La Narenta, — dont la route suit pas à pas le cours plein de trous et de tourbillons, — traverse en effet une gorge tellement étranglée qu’on ne sait comment on va en sortir. C’est ici que, sous la domination turque, un pont de fer, amené à grands frais d’Angleterre, resta pendant plusieurs années gisant sur le sol, livré à la rouille et à l’abandon. Les eaux tombent en cascades bruyantes et limpides sur les rochers aux flancs desquels une société d’entrepreneurs est occupée à accrocher une voie… qui sera carrossable ; et, malgré les horribles cabots de notre carriole, malgré les émotions que nous donnent l’étroitesse du chemin, ses tournans aigus, les mines qui éclatent à chaque instant au-dessus, au-dessous et à côté de nous, nous n’avons pas assez d’yeux pour admirer les magnifiques forêts qui bordent la route, les cataractes du fleuve et les pittoresques cavernes qui percent de toutes parts le rocher à pic et dans lesquelles les ouvriers se sont créé des demeures provisoires, véritables abris sous roche qui préparent de la besogne aux archéologues de l’avenir.

Aussi éprouvons-nous, malgré le soulagement physique, une sorte de désappointement quand, arrivés à Selakovatch, la vallée s’élargit tout à coup pour former une espèce de plaine à l’autre bout de laquelle nous apercevons bientôt, au pied de son vieux mont Hum, qui a longtemps donné son nom à la province, la tour de Mostar.

La Narenta est le dernier fleuve, en allant du nord au sud, de la Croatie à la Grèce, qui ait un cours normal et qui obéisse aux lois ordinaires de l’orographie et de l’hydrographie ; au-delà commence réellement le chaos monténégrin, caractérisé par un entassement de montagnes sur montagnes et un enchevêtrement de ruisseaux sans bassins réguliers, sortant souvent tout formés d’une anfractuosité de rochers pour se perdre un peu plus loin de la même manière. D’après un ancien chant slave, Dieu, pendant qu’il était occupé à créer le monde, parcourait l’espace, portant dans ses mains un grand sac où étaient renfermés les collines et les