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avec le double dévoûment de gens qui ont choisi librement leur patrie.

Il faut partir… Le chemin est encore long d’ici à l’Adriatique, et il commence à faire bien chaud pour un Parisien. Aussi, emportant les souhaits de tous et le baisemains des braves kawas du consulat, Mehemet et Vakovitch, nous avons laissé ce matin derrière nous Serajewo et ses aimables habitans, et nous voilà sur la route de Mostar.

A peine sortis de la ville et presque en face du village de Svrakinoselo[1] où a été découverte la stèle romaine qui fait le principal ornement du jardin du consulat de France, nous rencontrons un convoi de vingt-cinq ou vingt-six canons de campagne, dont les uns portent l’étiquette Serajewo, les autres Gorazda, d’autres enfin Vichegrad : serait-ce l’occupation de Novi-Bazar qui se prépare ?

Nous déjeunons à Tarchin, hameau d’une cinquantaine d’habitans et siège d’une étape où les officiers trouvent du moins quelques distractions, car il est bâti au pied du Bjelasnitcha, sur les pentes duquel s’élèvent de magnifiques forêts pleines d’isards.

Toute cette haute plaine entre la vallée du Krapatch et celle du Lepenitcha est assez bien cultivée au pied du Bjelasnitcha, couvert encore de neige malgré la chaleur torride qu’il fait en bas. Pazarich est le centre principal de population que nous rencontrons ; il possède une petite mosquée. Partout ailleurs, les villages ne sont que de misérables trous de trois ou quatre maisons.

La route de Tarchin à Kojnitsa suit en montant les sinuosités du col étroit à travers lequel coulent, d’un côté vers le Danube, la Kalasnitcha, de l’autre, vers l’Adriatique, la Trebenitcha. Nous voyons là les premiers ateliers d’ouvriers bosniaques travaillant à casser et à transporter des cailloux pour faire la route. Ces ouvriers sont mêlés à des manœuvres européens et sont payés 80 kreuizers par jour ; les Européens ont davantage, parce qu’ils comprennent mieux et plus vite la besogne à faire ; mais les indigènes ne s’en considèrent pas moins comme très bien traités, et à nos questions à ce sujet ils répondent presque tous par le mot approbatif : « Dobro ! dobro ! C’est bien ! c’est bon ! »

Nos investigations d’ordre économique ne nous empêchent pas d’admirer le paysage ; ce col, seule porte ouverte par la nature à travers les montagnes qui séparent les eaux de la Mer-Noire de celles de l’Adriatique, est en effet on ne peut plus pittoresque et rempli de beaux arbres, les premiers que nous ayons eu occasion de rencontrer sur notre route. A Topolor-Grab (le tombeau du

  1. Le village des Corneilles.