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Et c’est ainsi qu’avec da feu, avec de l’énergie, avec tous les dons d’une nature puissante, M. Gambetta meurt sans avoir accompli réellement des œuvres dignes d’une grande ambition.

Après cela, que la disparition soudaine d’un homme qui, dans une vie si agitée et si courte, s’est trouvé mêlé à toutes les luttes, à toutes les affaires de son temps, soit un objet de regrets et de sympathies douloureuses, rien de mieux, assurément. Ce n’est jamais sans tristesse qu’on peut voir un tel talent frappé dans sa force et une brillante destinée si brusquement interrompue; mais enfin on conviendra bien que la meilleure manière ou la manière la plus digne d’honorer ce mort d’hier n’était pas de faire du bruit, d’ajouter aux émotions réelles des émotions factices, d’organiser trop visiblement des manifestations et des apothéoses, pour en venir, sous prétexte de patriotisme, à disputer pendant plusieurs jours la lugubre dépouille à un malheureux père qui la réclamait au loin. Simple député, M. Gambetta a eu en plein Paris les obsèques d’un souverain, avec tout l’apparat des cérémonies publiques avec toutes les députations officielles possibles. On aurait même imaginé un instant, dit-on, d’inviter M. l’archevêque de Paris à la cérémonie, et M. L’archevêque de Paris, après s’être d’abord excusé, aurait fini par répondre que, si l’on y tenait, il irait recevoir le corps de M. Gambetta au Père-Lachaise et se chargerait de le conduire à Nice, où il ferait lui-même le service religieux. On n’aurait plus insisté devant une réponse si simple. M. L’archevêque de Paris n’était pas du cortège. Tout le reste y était, corps constitués, députations officielles, commandans de corps d’armée, délégations de régimens, délégations de province, francs-maçons et étudians défilant à travers Paris, au milieu d’une foule toujours curieuse de grands spectacles. On n’a rien négligé pour faire des « funérailles nationales, » selon le programme, et on n’a pas pris garde qu’on s’exposait à tendre plus sensible le contraste entre ces démonstrations démesurées et ce qui a rempli la vie de l’ancien président du conseil du 14 novembre. Qu’aurait-on imaginé de plus pour un homme qui aurait reconstitué l’intégrité de la France, reconquis des provinces perdues, ou qui aurait ouvert pour le pays une ère de paix civile, de prospérité durable? C’est la défense nationale de 1870 qu’on a voulu honorer, dira-t-on? Soit, c’est aussi pour tout ce que M. Gambetta avait encore à faire, pour ce qu’il aurait pu accomplir, pour les services qu’il aurait pu rendre, qu’on s’est plu à entourer sa mémoire d’hommages extraordinaires. Ce que M. Gambetta aurait pu faire pour le service du pays, c’est là précisément la question, et c’est parce que cette question n’est nullement éclairée par son passé de dictateur, de chef parlementaire ou de président du conseil, qu’on aurait dû être plus réservé dans ces apothéoses, organisées peut-être dans l’intérêt des vivans autant que pour l’honneur du mort.