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des systèmes chimériques et, sans nul doute, il aurait voulu servir la France, faire respecter sa dignité, ses traditions, ses intérêts, de même qu’il aurait voulu donner à la république un gouvernement fait pour la conduire, pour la représenter parmi les nations. Il suivait avec attention, sans préjugés, tout ce qui se passait ou se préparait en Europe, et comme tous ceux qui sont faits pour gouverner il s’attachait particulièrement aux affaires militaires, à tout ce qui pouvait rendre une puissante armée à la France. Il se plaisait volontiers à s’entourer de généraux, à les écouter et même à les flatter. Dans ses rapports avec les hommes il était simple et facile, quelquefois aussi, il est vrai, implacable de ressentiment, mais le plus souvent sans rancune et sans amertume, cordial et séduisant, habile à attirer et à conquérir par la bonne humeur ceux qu’il n’aurait pu gagner par ses idées.

Non, certes, ce n’était pas un homme vulgaire. Il avait tous les dons ou l’apparence de tous les dons du politique. Malheureusement, à travers tout, ce qui lui manquait le plus et ce qui lui a manqué jusqu’au bout, c’était le jugement éclairé, le discernement juste des choses et des hommes. On aurait dit parfois qu’il entrevoyait la vérité et qu’il la traversait sans s’y arrêter, sans y attacher d’importance. Il avait, lui aussi, la prétention de faire de l’ordre avec toutes les idées de désordre. Il avait peu de penchant pour les prétendues réformes militaires qui se produisent aujourd’hui et il les subissait à demi. Il avait l’instinct que, dans un pays comme la France, il y a des traditions, des croyances, des mœurs, même des usages qu’un vrai politique doit savoir respecter, qu’il doit tout au moins éviter d’offenser, et il était le premier à lancer de ces mots d’ordre retentissans qui conduisaient bientôt à des persécutions, à des guerres intestines, à des divisions dans la nation. Il ne s’apercevait pas qu’il s’enlevait à lui-même une partie de sa force en se plaçant pour ainsi dire en dehors de la vraie société française, en s’établissant dans un camp d’excentricités sectaires et révolutionnaires. Il avait naturellement le goût de la conciliation, il aurait aimé à entourer un gouvernement sérieux d’hommes faits pour le servir utilement, il ne craignait même pas un jour de risquer sa popularité par le choix assez hardi de quelques hauts fonctionnaires, et, d’un autre côté, il semblait s’asservir à un entourage médiocre dont il aimait la complaisance ou dont il subissait la vulgaire domination. Il faisait un ministère qui devenait la risée du pays et du monde. Il le sentait peut-être; il savait, dit-on, quels étaient ceux de ses amis qui l’avaient le plus dangereusement compromis dans son passage au gouvernement, — il ne pouvait ou n’osait se dégager. C’est là le vrai. M. Gambetta n’a jamais pu se dégager de ses origines, de ses habitudes, de ses familiarités : il n’est pas arrivé à mûrir ! Il aurait pu être un. homme d’état, il est resté un homme de parti, de secte, d’agitation.