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prévoyant, il était à tout prendre un grand excitateur. Il a pu se donner jusqu’au bout une sorte d’attitude de tribun militaire qui avait refusé de rendre les armes. Un autre fait qui avait contribué à étendre et à fortifier son ascendant, c’était le rôle qu’il avait joué après le 24 mai 1873 comme après le 16 mai 1877, à ces momens critiques où il s’agissait d’arracher une constitution républicaine à une assemblée monarchique, puis de s’armer de cette constitution même contre les retours offensifs des conservateurs. Évidemment, dans ces campagnes de quelques années, M. Gambetta se montrait un tacticien habile, oubliant facilement ses propres opinions, sachant tour à tour plier ou résister, obtenir de son parti les concessions nécessaires ou se relever pour faire face à des tentatives de réaction dont il sentait l’impuissance. Oui, sans doute, M. Gambetta conduisait cette guerre de parlement avec succès, plus heureusement dans tous les cas que la défense de 1870, et il restait sans effort un chef incontesté, reconnu, dans la nouvelle ère républicaine qu’il avait contribué à inaugurer. Il s’était fait, par sa dextérité autant que par la puissance de sa parole, cette sorte de prépotence qu’il a exercée; mais, qu’on le remarque bien, c’est là encore un rôle d’agitateur, de tribun, de chef d’opposition, et le jour où M. Gambetta, pressé de sortir de la fastueuse omnipotence qu’il s’était créée, a dû à son tour passer à l’action régulière, entrer au gouvernement, il n’a plus été qu’un chef de cabinet embarrassé, à peine sérieux. Il n’a eu ni assez de supériorité pour se faire des idées de gouvernement, ni assez de force pour réaliser une politique. Il a tristement échoué parce qu’en lui il n’y a jamais eu vraiment un homme d’état, et cet ascendant qu’il avait acquis, il l’a rapidement épuisé; il n’en a gardé que ce qui tenait à un certain prestige personnel toujours survivant jusqu’au bout.

On peut bien aujourd’hui, si l’on veut, parler du « génie » de M. Gambetta, appeler l’ancien dictateur un « grand homme, » un a grand citoyen » ou un « grand patriote. » Rien n’est plus facile, — il est mort et il ne recommencera pas le ministère du ik novembre. La vérité est, pour parler simplement, que M. Gambetta n’a été ni un génie ni même un politique réellement supérieur, et que dans cette carrière de moins de quinze ans où il a eu toutes les occasions, toutes les fortunes, s’il a été quelquefois l’homme de certaines situations exceptionnelles, il n’a jamais paru fait pour accomplir ou préparer un grand dessein. Oh! sûrement, ce n’était pas le premier républicain venu. C’était une nature qui avait sa puissance et son originalité. M. Gambetta avait les instincts du patriote et des parties d’un homme d’état. Avec son tempérament de révolutionnaire, d’orateur passionné et exubérant, il avait de la sagacité et de la finesse, une rare faculté d’assimilation, le goût des affaires, l’esprit ouvert aux transactions. Il se défendait des rêves,