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année se lève, M. Gambetta est emporté. A peine le blessé de Ville-d’Avray avait-il cessé de vivre, la mort cherchait déjà laie autre victime illustre. Le général Chanzy, sans être aussi jeune que M. Gambetta, n’avait rien perdu de ses forces et de sa vigueur. Il était tout entier à ses devoirs militaires, mettant sa généreuse et intelligente activité dans le commandement de ce 6e corps placé en sentinelle à la frontière. La veille encore, dans une réunion officielle, à Châlons, il avait paru avec tous les dehors de la santé et de la bonne humeur. Le lendemain matin, il était trouvé mort sans avoir fait un mouvement, frappé d’un mal foudroyant. Par une étrange et mystérieuse coïncidence, la mort a enlevé ainsi presque d’un même coup, à quatre ou cinq jours d’intervalle, deux hommes qu’une fortune imprévue avait rapprochés un moment autrefois dans la guerre, dans la défense nationale de 1870, et qui ont gardé jusqu’au bout le prestige des luttes pathétiques où ils ont paru. Le soldat et le politique sont emportés aujourd’hui ensemble, brusquement, sans avoir rempli tout leur destin. Leur mort a été visiblement ressentie en Europe aussi bien qu’en France, et si au premier abord la fin du capitaine n’a pas fait autant de bruit que celle du tribun parlementaire, elle n’est pas la perte la moins sérieuse pour le pays; elle n’est pas le moins douloureux de ces deuils qui inaugurent si tristement l’année.

Assurément cette mort si imprévue de M. Gambetta, précédant de si peu la mort du général Chanzy, était faite pour émouvoir profondément, et par les souvenirs qu’elle évoque, et par le caractère qu’elle a pris dans les circonstances présentes, et par les conséquences qu’elle peut avoir. Elle laisse dans la politique du jour, dans le parlement, dans la république, un vide qui sera difficile à combler. De toute façon, celui qui vient de s’éteindre si prématurément était un agitateur puissant, un chef de parti plein de ressources ; il représentait une force, il avait de l’ascendant même sur ceux qui lui résistaient, qui le craignaient en lui résistant, et cet ascendant n’était pas dû seulement à l’audace d’une nature impérieuse : il tenait à deux ou trois faits qui ont marqué cette destinée singulière dans l’histoire contemporaine.

Le premier de ces faits était la participation de M. Gambetta à la défense nationale de 1870. Cette défense, telle que M. Gambetta l’avait comprise et la pratiquait, était certainement une œuvre d’agitation et de trouble, pleine d’incohérences, fatalement promise, par la manière même dont elle était conduite, à d’irréparables déceptions : mais enfin, le jeune dictateur, sortant de Paris en ballon et descendant en province après avoir traversé les airs, avait du moins un mérite qui lui a toujours été compté. Il ramenait le drapeau au combat, il enflammait le pays, il soulevait tous les instincts de patriotisme contre l’invasion, et s’il n’était ni un habile organisateur, ni un chef de gouvernement