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ni de ses conséquences ; il s’agit du romantisme dans ses rapports avec le classicisme, et de la formule que M. Deschanel nous en a proposée. Et si nous avons correctement défini les classiques, on doit voir qu’il n’y a décidément rien qui ressemble moins à un romantique qu’un classique. Ils sont précisément aux deux pôles de l’histoire de notre littérature nationale. On peut les admirer tour à tour, on le doit même, si toutefois on a cette largeur de sympathie, dont le beau nom n’empêche pas qu’elle soit proche voisine de l’indifférence; on ne peut guère les admirer ensemble, pas plus que l’on ne peut admirer dans le même temps la régularité du bon sens et le désordre de l’imagination, la perfection dans la mesure et la fougue dans l’incorrection ; mais on ne peut pas du tout les admirer pour les mêmes raisons, ou bien ce sont alors des raisons si générales qu’elles ne peuvent plus véritablement être appelées des raisons. Si toute peinture ou toute musique intéresse les mêmes sens, l’une les yeux et l’autre l’oreille, dirons-nous pour cela que notre admiration se tire du même fonds et des mêmes principes? C’est avec les yeux que j’admire une Madone de Raphaël, et c’est avec les yeux que j’admire une Kermesse de Rubans; seulement, toute la question est de la nature particulière de mon admiration.

Nous ne saurions finir, et quitter M. Deschanel sans le remercier de l’occasion qu’il nous a procurée d’agiter une question dont nous voudrions avoir fait sentir au lecteur le très vif intérêt. Je n’affecterai pas de dire qu’en pareil sujet il importe peu que l’on soit ou non d’accord : j’ai la faiblesse de croire qu’au contraire il importerait beaucoup. Mais il importe bien plus encore que la critique et l’histoire littéraire, au lieu d’aller, comme l’a dit M. Deschanel, dès son premier chapitre et sa première leçon, « s’enliser purement et simplement dans les sables de la philologie » se soucient quelquefois aussi de remuer des idées. Là est la valeur du livre de M. Deschanel. Une idée y domine le sujet. Les faits n’y valent point par eux-mêmes, mais pour autant qu’ils concourent à la démonstration de l’idée. Les digressions, elles aussi, par un détour quelquefois un peu long, mais toujours facile à suivre, se ramènent et se rattachent à l’idée. Et que ce soit nous qui ayons raison contre M. Deschanel, ou M. Deschanel contre nous, de pareils livres font faire à ceux qui les lisent plus de pas en avant que de fort gros, et d’ailleurs fort estimables ouvrages, qui se croient sans doute plus savans.


FERDINAND BRUNETIERE.