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M. Deschanel, pour ce qui regarde l’authenticité de l’historiette, ne fait pas attention que le public avait fort bien « avalé, » quatre ans auparavant, les cinq actes en prose du Don Juan ; si c’est une nouveauté qui mérite qu’on la signale que l’emploi de la prose au théâtre, ce ne fut assurément pas Molière qui s’y aventura le premier. Toutes les comédies de Pierre Larivey sont eu prose, et en prose aussi toutes les tragédies du fameux La Serre. Le Pédant Jouet de Cyrano de Bergerac, daté de 1654, est en cinq actes et en prose; et la tragédie du célèbre abbé d’Aubignac, une Zénobie, donnée en 1645, est également en prose et eu cinq actes.

Je n’attribue pas plus d’importance qu’il ne faut à ces vétilles, car ce sont des vétilles, et M. Deschanel, négligeant les exceptions, est bien maître après tout de ne dater la « nouveauté » que de celui qui l’a fait triompher. A tout le moins est-il vrai que c’est une question délicate que celle de la « nouveauté » dans l’art, et je crains que M. Deschanel ne l’ait pas assez amplement traitée. Car, qui faut-il encore que la « nouveauté » surprenne, révolte, et scandalise, pour qu’elle soit vraiment « nouveauté? » Est-ce les auteurs? Est-ce le public? Si c’est le public, il n’y aurait donc rien de « nouveau » dans le Cid que l’éclatante révélation du génie de Corneille, puisqu’enfin tout Paris, dès le premier jour, eut pour Chimène les yeux de Rodrigue ; et inversement, ce qu’il y aurait de plus « nouveau » dans l’œuvre de Molière, ce serait donc son Garcie de Navarre, puisque aussi bien c’est ce que les contemporains en ont le plus froidement accueilli. Mais si c’est les auteurs, encore faudrait-il qu’on nous dit quels auteurs : Scudéri qui critique le Cid, ou Rotrou qui le venge? Voltaire qui se moque de la Nouvelle Héloïse, ou Fréron qui l’admire? Hoffmann s’attaquant aux Martyrs, ou Fontanes les célébrant dans les meilleurs vers qu’il ait jamais écrits? et Sainte-Beuve hésitant à reconnaître dans les Contemplations le poète des Orientales, ou M. Vacquerie le goûtant particulièrement dans les Quatre Vents de l’esprit? Je ne tranche rien, je propose des doutes. Mais on accordera peut-être que, dans un livre où les classiques eux-mêmes ne sont étudiés qu’en ce qu’ils ont de « révolutionnaire, » il n’eût pas été tout à fait superflu de dire à quels signes précis on reconnaît les « révolutions, » et les « révolutionnaires » littéraires.

Et cependant, sur ce point encore, M. Deschanel peut avoir eu ses raisons de s’abstenir, et de suspendre la définition. Ou plutôt, cette définition même de la « révolution » et de la u nouveauté » dans l’art, que nous lui demandons, ne pourrait-il pas répondre qu’il n’avait pas besoin de la donner, étant visiblement impliquée dans la manière même dont il a posé la question? En effet, si le « romantisme » n’est pour nous que le dernier terme d’une longue évolution littéraire, il