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se fait dans une langue barbare ; c’est l’exil incompris et sans but, dans les conditions les plus dures d’esclavage physique et de compression morale, au service d’un despotisme césarien dont le pauvre hère ne voit pas la raison d’être, et au milieu d’une promiscuité de races qui blesse tous ses préjugés nationaux. On comprend que, dans ces conditions, la crainte du service militaire ait beaucoup augmenté, chez les nouveaux sujets chrétiens de l’Austro-Hongrie, la désaffection que leur a causée l’attitude impartiale prise dans la question agraire par le gouvernement de Vienne.

Quant aux Turcs, qui voient succéder un régime régulier à leur domination factice et arbitraire, ils sont aussi mécontens, cela va sans dire. Si on leur parle du rachat de toutes les corvées ou redevances dues par les raïas aux propriétaires musulmans, moyennant une rente en argent, ils objectent, le Koran à la main, que la loi religieuse leur défend de vivre du produit de l’argent capitalisé, que Mahomet assimile l’intérêt à l’usure et que les usuriers « seront livrés au feu, où ils demeureront éternellement. » La question des vakoufs, ou biens de mainmorte, n’est pas moins embarrassante : non-seulement l’Autriche, en prenant possession de la Bosnie et de l’Herzégovine, s’est engagée à respecter les propriétés des communautés religieuses; mais, comme ces propriétés sont libres de tout impôt, elle se trouve en présence d’une quantité de ventes fictives au moyen desquelles beaucoup de musulmans, au prix d’un minime tant pour cent sur les produits, abandonnaient la propriété nominale de leurs terres aux mosquées ou aux religieux et conservaient ainsi leurs revenus, tout en se dispensant de toute charge fiscale, car il y a des accommodemens avec le ciel et, comme dit encore le livre inspiré : « Dieu a permis la vente, » même quand elle constitue une tromperie, tout en interdisant l’usure, même quand elle n’est que le produit légitime du capital argent.

On voit à quelles difficultés inextricables se heurtera la réforme agraire vis-à-vis des musulmans et on comprend quels doivent être leurs sentimens envers leurs nouveaux maîtres ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que presque tous les grands begs veulent louer ou même vendre leur terre et se retirer en pays mahométan ; pour beaucoup d’entre eux:, ce serait déjà chose accomplie si l’Autriche, sachant que cette émigration n’aurait pour résultat que de faire passer tout le sol aux mains des usuriers juifs, race que l’on n’aime guère à Vienne et surtout à Pesth, et que l’on sait être plus difficile à évincer que le Turc, ne s’était empressée d’interdire provisoirement toute transaction ayant la propriété foncière pour objet[1].

  1. Cette tendance à l’émigration que je constatais en 1879 n’a fait que s’accentuer depuis, et d’après tous les renseignemens, l’exode des riches musulmans prend de jour en jour plus d’importance.