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L’occupation autrichienne n’a pas, il faut bien le dire, amélioré au point de vue légal la situation du raïa. C’est le propre des gouvernemens réguliers et civilisateurs, à qui répugnent les moyens violens, de laisser vivre momentanément les abus qu’ils trouvent installés dans les pays semi-barbares dont ils prennent possession, et d’être mêmes obligés de protéger l’exercice de ces abus jusqu’au jour où ils peuvent légalement, et avec le moins de secousse, les faire disparaître. Le gouvernement austro-hongrois a même été forcé, non seulement de tromper les espérances des raïas, mais encore de prêter l’appui de son autorité au recouvrement de ces redevances maudites qui, depuis plusieurs années, et à la faveur de l’insurrection, étaient peu ou point payées. Aussi les haines, loin de se calmer, se sont-elles ravivées encore, et est-il à craindre que bientôt les chrétiens de Bosnie et d’Herzégovine, sous le coup de l’amère déception qu’ils ont éprouvée, n’en arrivent à confondre dans un même sentiment leurs maîtres d’hier et leurs maîtres d’aujourd’hui.

Dès mon arrivée à Derwend, la première localité bosniaque où je m’étais arrêté, j’avais pu constater le mécontentement général. Lors de l’invasion, les raïas chrétiens, en effet, avaient cru que l’armée autrichienne allait les libérer de la tretina et que la terre leur appartiendrait. Aussi sont-ils restés tranquilles, favorisant de tout leur pouvoir l’entrée des frères chrétiens du nord de la Save. Maintenant que leurs espérances ne se sont pas réalisées, ils se demandent ce que sont venus faire ici les Autrichiens, qui parlent prématurément de conscription et qui prêtent leur appui aux begs pour toucher leurs redevances.

Il n’est pas possible de se figurer à quel point la première de ces exigences, — le service militaire, — est d’avance impopulaire dans les deux provinces, où les chrétiens en étaient dispensés sous le régime turc, moyennant une taxe de 28 piastres par mâle. En y réfléchissant un peu cependant, rien n’est plus compréhensible que cette aversion. Dans les agglomérations de peuples disparates, ou peu avancés en civilisation, et par conséquent peu familiarisés avec les nécessités modernes, rien n’est plus contraire à la nature et ne semble plus tyrannique que l’enlèvement prévu, régulier et presque mécanique du fils de la maison par le recrutement obligatoire. Si encore on savait pour qui et contre qui l’on va se battre ! Mais il faut s’enrégimenter avec des Allemands ou des Hongrois que l’on déteste, pour aller sur l’Adriatique, sur le Rhin ou sur la Vistule échanger des coups de fusils avec ces Italiens ou ces Français contre lesquels on n’a aucun grief, et qui inspirent même une sympathie latente, ou avec ces frères russes sujets du puissant tsar que toutes les chansons populaires saluent et appellent comme le grand protecteur des Slaves opprimés. Le drapeau est étranger. Le commandement