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les unissait à leurs frères de race, devenus leurs sujets, et de maintenir les derniers sentimens de patronage et de clientèle qui, prenant leurs racines dans les anciennes traditions du clan slave, avaient survécu à la conquête; il leur fallait des soldats pour résister au pouvoir ottoman, et ils essayèrent de prendre vis-à-vis de leurs serfs une attitude moins vexatoire. Aussi la Porte ne tarda-t-elle pas à s’inquiéter de l’accord qui semblait régner entre les Slaves chrétiens et les Slaves musulmans de ses provinces, et elle crut trouver le remède au danger que courait sa domination en essayant de diminuer l’influence que donnait à la noblesse bosniaque et herzégovienne la division des terres en vastes et riches spahiliks. Afin d’arriver à son but, « la Porte, dit M. Cyprien Robert[1], voulant, dans son ambition jalouse, réduire ses alliés à l’état de sujets, excita, d’une part, le fanatisme si prompt à s’enflammer des Bosniaques chrétiens contre leurs spahis; de l’autre, elle jeta un appât à la cupidité des chefs musulmans, dont elle transforma les spahiliks en tchiftliks sous prétexte de récompenser leur dévoûment à la cause de l’islamisme. »

Ces tchiftliks étaient des espèces de majorats pris sur les terres libres et constitués par la Turquie au profit des seigneurs partisans dévoués de l’autorité du sultan. Ils donnaient le droit de prélever les dîmes de la récolte et d’expulser les raïas chrétiens établis sur les terres qui en dépendaient, à moins que le seigneur ne préférât pressurer ces malheureux pour en tirer le meilleur parti possible[2]. « Partout où cet infernal système fut appliqué, continue M. Cyprien Robert, il excita l’horreur des raïas et le dépit des spahis qui n’obtenaient pas de tchiftliks; il en résulta des luttes violentes, et une irritation extrême régna dès lors parmi les possesseurs des fiefs, qui furent amenés à ériger de leur propre autorité leurs terres en tchiftliks. Les tchiftliks privés étaient, en effet, le seul moyen infaillible de neutraliser l’influence des tchiftliks impériaux. Les raïas, foulés aux pieds, n’eurent plus d’autre propriété que celle de leur corps. Tout spahi qui passait près de leurs cabanes se faisait héberger et nourrir par eux; il pouvait employer leurs chevaux pour un jour de marche sans être obligé de les payer; il pouvait même accabler de coups le raïa, qui n’osait répondre, car tous les musulmans étaient sacrés; il y avait peine de mort

  1. Les Slaves de la Turquie. Paris, 1844, et Revue des Deux Mondes. 1er mai 1843.
  2. C’est peut-être aussi à cette pensée de la Porte d’être agréable aux spahis qu’il faut rattacher la création de ces trois légions de petits nobles : celle de Kliss, celle de Zvornik et celle de Bosna, qui, en 1865, comprenaient environ vingt mille titulaires, recevant en moyenne chaque année une pension de 400 piastres et grevant ainsi le budget de la province de 8 millions de piastres sur les 40 qu’elle produisait au maximum.