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avant d’arriver au ban de Ljubognsco (ou Ljebogosta, d’après la prononciation du maître du ban lui-même), on traverse une fois de plus la Midljaska sur un pont que l’on appelle Dervend poreg (le pont au bois), non pas, comme on pourrait le croire, à cause de la matière dont il est construit, mais bien parce qu’autrefois il y avait sur ce pont une cabane où un employé turc prélevait un morceau de bois sur chaque cheval chargé de combustible qui passait ; ce péage était censé destiné à entretenir le pont. L’impôt, perçu sous cette forme primitive, n’en constituait pas moins une lourde charge pour le contribuable ; en effet, le petit cheval de montagne ne peut porter par ces affreux chemins qu’un poids tout à fait médiocre que l’on peut estimer au maximum à 120 ou 130 kilogrammes[1] ; cela ne donne donc pas un nombre considérable de morceaux de bois par charge de cheval ; et il est à croire que le percepteur qui devait entretenir non seulement le pont, mais lui-même, — sans parler du pacha et des autres fonctionnaires inférieurs, — ne prenait pas le plus petit morceau.

On rencontre dans tous les sentiers de la Bosnie et de l’Herzégovine des caravanes de ces petits chevaux qui portent les denrées. Ils marchent à la file, le premier et le dernier ayant au cou une clochette, et quand ils croisent une voiture ou des cavaliers, dans ces voies étroites et presque toujours suspendues au-dessus du précipice, ils se rangent d’eux-mêmes très adroitement et tous du même côté, en présentant leur croupe en biais, de manière à ne jamais faire accrocher leur charge.

La précaution est plus que nécessaire sur le chemin de Serajewo au han de Ljubogosco, où nous avons déjeuné avec des œufs cuits d’une manière atroce, d’excellent fait caillé de chèvre et du café. Pour boisson, de l’eau claire arrosée de slivovitsa, que nous avons bue, — luxe inouï que nous n’avions pas encore eu l’occasion de constater ailleurs que dans les villes, — dans deux verres, dépareillés il est vrai, mais enfin deux vrais verres à boire. Muharem Kurtevitch, l’aubergiste, était tout fier de sa vaisselle. C’est du reste un gaillard avec lequel il ne serait pas bon de se rencontrer dans un chemin creux s’il était disposé à vous faire un mauvais parti ; mais pour l’instant, comme il est uniquement occupé à nous préparer à déjeuner, j’en profite pour le croquer comme un type des paysans des montagnes au sud de Serajewo.

Sa tête, rasée haut sur le front et d’où tombent de chaque côté de longues mèches droites de cheveux châtains foncés, est couverte pour le moment du kalpak ou fez de laine blanche, caché lui-même par la cula, bonnet de toile gris avec petite bordure ornée de broderies ;

  1. Cette charge de bois valait, au moment de mon séjour à Serajewo, 1 florin.