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ou apportés du dehors. Quand un Turc brise son talisman, il tombe dans la consternation et s’attend à quelque grand malheur que souvent alors lui attire son fatalisme inintelligent. Mais il ne faut pas croire que les musulmans seuls aient conservé cette superstition. Les chrétiens des deux rites y sont aussi fidèles, et peut-être vient-elle aux uns et aux-autres des vieilles traditions gnostiques des manichéens et des bogomiles ou patarins. Quoi qu’il en soit, les chrétiens portent non-seulement des croix avec des inscriptions en vieux caractères cyrilliques, mais encore des versets pieux écrits sur des rouleaux de papier pendus au cou, dans des sachets de cuir, cousus dans la robe ou attachés à la partie supérieure du bras; les musulmans portent de même des stances du Coran ; il n’est même pas rare de voir ces derniers faire bénir leurs rouleaux-fétiches par les pères franciscains dans la croyance que cette bénédiction ajoute encore à leur efficacité. Sans parler des chevaux au cou desquels on attache aussi des talismans, les enfans portent les amulettes pour se préserver du mauvais œil. Tantôt c’est un petit lièvre en plomb, un poisson, un serpent ou une tortue de même métal, et tantôt une griffe d’aigle ou des cornes de lucane-cerf-volant desséchées et montées dans de petits caissons en fer-blanc, ou bien encore, c’est une petite figurine grossièrement taillée dans du jayet. Comme il s’agit, avant tout, d’éviter le premier regard du jettatore, le seul dangereux d’après la croyance populaire, ces talismans sont attachés à un endroit bien en évidence du costume enfantin et le plus souvent sur le fez.

Pour en revenir au quartier marchand de Serajewo, je ne sais s’il y existe des libraires, mais je n’en ai pas vu ; c’était, du reste, un commerce complètement inconnu sous la domination ottomane; je n’en veux pour preuve qu’une anecdote qui m’a été racontée. Il paraît qu’en 1875, des Anglais philanthropes, qui avaient tenté de créer une école slave chrétienne dans la capitale de la Bosnie, ayant voulu faire passer par Brod une certaine quantité de livres classiques nécessaires à leur enseignement, la permission leur en fut impitoyablement refusée. On peut juger par là de l’état intellectuel de ce malheureux pays.

En dehors de ses bazars, Serajewo offre encore à la curiosité de l’étranger quelques mosquées et la grande église grecque orthodoxe. Cette dernière, qui est aujourd’hui le principal monument de la ville, fut commencée en 1870; elle coûta, dit-on, 325,000 francs, somme énorme pour le pays. L’érection de cette église monumentale, dans la plus grande rue de la ville et tout près de la mosquée impériale, dont je parlerai tout à l’heure, ne se fit pas sans soulever les vives protestations des musulmans fanatiques, en dépit des firmans du Grand Seigneur et de la présence du corps consulaire.