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devant leur porte étroite et basse, Ips hommes s’y livrent, sans pitié pour les oreilles du passant, aux divers métiers bruyans qui, dans tous les pays du monde, font de ces nomades mystérieux les parias de la ferraille. Pendant ce temps, leurs femmes vont et viennent pour les travaux de ménage.

Quoiqu’ils se disent musulmans, ils ne sont pas reconnus comme tels par les Turcs bien pensans, qui les considèrent comme des êtres intérieurs. C’est cependant une belle race. Les hommes sont grands et forts, leurs traits sont nobles et pleins d’énergie, leur peau brune, leurs yeux noirs et expressifs. Avec leur barbe et leurs cheveux en buisson et toute cette gamme de tons bruns ou olivâtres relevée par les reflets plus clairs du vêtement, ce sont de vraies têtes d’étude à tenter la palette d’un coloriste. Leurs femmes, bien que soumises théoriquement à la claustration mahométane, jouissent d’une grande liberté, et, leur misère aidant, ont une réputation de légèreté que justifierait, du reste, parfaitement la beauté de leur type, au moins dans l’extrême jeunesse. Leur teint mat, leurs beaux cheveux couleur aile de corbeau, leurs yeux noirs fendus en amande et pleins d’une langueur provocante, leurs mains mignonnes et leurs petits pieds, leurs formes de marbre emprisonnées dans un corsage de couleur voyante, tissé de fils d’or, leurs façons obséquieuses sans embarras et familières sans impudeur, leurs chants mélancoliques qu’elles accompagnent étrangement avec le tambourin, tout cela serait bien fait pour séduire, si tout cela n’était gâté par la plus horrible malpropreté. En effet, linge, mains mignonnes, jolis visages, tout est sale, mais de cette saleté orientale, dont un soleil impitoyable se charge de souligner les moindres détails. De plus, les Tsiganes se fanent vite, et il n’est pas rare de rencontrer, parmi les vieilles, de vrais modèles de sorcières classiques, aux ongles crochus, aux cheveux noirs parsemés de gris et dépeignés, sortant comme une crinière d’un turban sordide, aux yeux ternes, au rictus de faune, aux vêtemens déguenillés. Dans la rue, les femmes tsiganes sont rarement voilées, et quand elles mettent un voile, elles ne se font aucun scrupule de l’écarter pour jouer de la prunelle d’un air provocateur.

C’est sans doute cette absence de voiles des Tsiganes mahométanes qui a induit en erreur certains voyageurs et leur a fait croire que les femmes turques de Serajewo avaient une tendance à s’européaniser. Il est possible qu’elles soient moins rigoureusement voilées que dans certaines villes de province, à Trawnik, par exemple, où les femmes se piquent de vertu, et que les dames de la capitale aient adopté les voiles transparens fort à la mode aujourd’hui parmi les élégantes de l’aristocratie turque. Mais de là à prétendre que les femmes de Serajewo tendent à adopter les coutumes européennes,