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certains égards, Sansovino et Cellini, ne furent point des ignorans. Ils eurent, au contraire, trop de savoir ; ce qui leur manqua surtout, ce fut la naïveté. Ils substituèrent à l’étude directe et quotidienne du modèle une pratique savante acquise par de longues études, et au lieu de voir la nature dans sa belle simplicité, comme l’avaient vue les Grecs et les maîtres du XVe siècle, ils la virent à travers les conventions d’un art raffiné et recherché. Eblouis par le style de Michel-Ange, ils admirèrent et imitèrent le titan de la sculpture sans pénétrer son génie. Ils furent surtout frappés par le côté pour ainsi dire extérieur de ses œuvres, l’expansion de la force, la puissance du mouvement, le développement de la musculature, et beaucoup moins par la grandeur de la pensée et le profond pathétique du sentiment. Ils ne remarquèrent pas qu’il y a deux hommes en Michel-Ange, le peintre du Jugement dernier et le sculpteur de la chapelle de San-Lorenzo, et que, si le peintre s’abandonne à toute sa fougue, le sculpteur sait la dominer. Ses plus belles statues ont un caractère imposant de stabilité ; par la puissance musculaire alliée à la sobriété du geste, elles expriment la force qui se contient. Regardez le Pensiero, le Moïse, la Pietà, l’Aurore, la Nuit enfin, qui a ces mots inscrits sur son piédestal : « Dormir est doux, et encore plus être de pierre. » Bandinelli, Tribolo, Montorsoli, Vincenzio Danti, l’Ammanato, s’imaginèrent égaler Michel Ange en brutalisant la forme et en outrant les attitudes. Jean Boulogne n’eut pas l’énergie de résister à l’entraînement. Sans doute il reste le plus souvent fidèle à l’élégance du dessin et il ne tombe pas dans la boursouflure anatomique des aveugles imitateurs de Michel-Ange, mais il cherche avec eux les effets pittoresques, les poses tourmentées, le groupement théâtral, l’emphase du geste, la tournure. Dans les œuvres du maître flamand naturalisé florentin, il y a tous les signes d’une décadence prochaine. La sculpture italienne alla du style grandiose de Michel-Ange au style pompeux de l’Algarde et du Bernin. Ce fut Jean Boulogne qui prépara la transition.


HENRY HOUSSAYE.