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lui deux univers : l’univers physique, dans lequel il plonge par ses racines, et l’univers moral qui l’attire sans cesse. » Ces racines physiques de la personnalité ne sont pas seulement la vie consciente de l’animal, mais la vie inconsciente du végétal et l’existence sans vie du minéral. L’individualité consciente, soit qu’elle forme le simple moi de l’animal, soit qu’elle s’élève, avec la raison et l’idéal moral, jusqu’à la personnalité de l’homme, ne peut consister uniquement dans une succession d’états de conscience. Il y a trop de lacunes et trop d’incohérences dans la conscience pour former le tout complet, le « tout naturel » d’un individu ou d’une personne. Aussi beaucoup de philosophes, dans toutes les écoles, ont-ils fait la part de cet « inconscient, » qu’il ne faut pas, sans doute, avec M. de Hartmann, ériger en loi suprême du monde, mais qui a sa place nécessaire dans la nature animée et dans l’être raisonnable lui-même, comme dans le monde inorganique. Or l’inconscient n’est possible que dans les phénomènes corporels, et s’il doit entrer dans la définition de la personne, il faut y faire entrer le corps lui-même. L’inconscient est, en effet, non-seulement inconcevable, mais contradictoire dans tous les faits que l’on rapporte proprement à l’âme et dont la conscience est un élément essentiel. Parler de sensations, d’idées, de volitions inconscientes, c’est accoupler des mots qui jurent entre eux. « N’hésitons pas à affirmer, dit très bien M. Bouillier, que l’inconscient n’est pas de l’ordre psychique, ou bien que, s’il en est, il n’est pas le véritable inconscient. »

On entend souvent, par le nom d’inconscient, ces perceptions sourdes et comme insensibles qu’aimait à supposer Leibniz et dont M. Taine fait les élémens dans lesquels il décompose la simplicité apparente des sensations. « Entre la conscience et l’inconscience, dit M. Fouillée, il y a différence de degré et non de nature. L’inconscience est la conscience sourde, diffuse, à l’état naissant. » Il est certainement plus conforme à une saine psychologie de reconnaître dans la conscience une infinité de degrés que d’opposer, comme le fait M. de Hartmann, une conscience sans degrés à l’inconscience absolue; mais ces petites consciences suffisent-elles à tout expliquer dans l’existence individuelle ou personnelle du moi? La plus faible conscience suppose une modification du moi, un état plus ou moins différent d’un état antérieur ou coexistant, en un mot, comme le dit M. Herbert Spencer, une « différentiation. » Le moi réel, comme le dit très justement M. Alexis Bertrand, ne peut donc commencer avec le moi psychologique, avec le moi conscient, ni lui être absolument identique. Il lui faut une base inconsciente. S’il ne peut sans contradiction trouver cette base dans la conscience, la trouvera-t-il dans la substance même de l’âme, dans ces « facultés inconnues » dont M. de Rémusat a cherché à établir l’existence?