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extérieure qu’à ceux dont il nous est impossible de nous considérer comme la cause unique et totale, à ceux qui ne peuvent être, comme dit Aristote, que l’œuvre commune de l’être qui les sent et d’un être senti, à ceux, en un mot, que M. Taine appelle ingénieusement des « hallucinations vraies. » Notre confiance dans la réalité de certains objets de la raison repose sur une distinction semblable. Notre premier mouvement est aussi de réaliser tous ces objets, et il a fallu à l’esprit humain de longs efforts pour apprendre à distinguer entre eux, à reconnaître dans quelques-uns un pur idéal, à discerner exactement ceux qui ne peuvent s’expliquer que comme les signes ou les effets de causes réellement existantes. C’est ainsi que nous avons démontré que nos idées de la justice divine, de l’immortalité et de la spiritualité de l’âme répondaient à quelque chose de réel et de nécessaire, la première au-dessus de nous, les deux autres en nous-mêmes. Ce que sont en soi cette justice, cette immortalité, cette spiritualité, nous n’en savons rien, pas plus que nous ne savons ce qu’est en soi la matière. Nous ne connaissons aucun être en dehors des phénomènes qui nous le manifestent, et ni l’être divin, ni même notre être propre ne fait exception. La matière n’est pour nous que la cause inconnue ou, comme dit Stuart Mill, la « possibilité permanente » de nos sensations. Dieu et l’âme, semblablement, ne sont pour nous que la possibilité permanente de nos croyances morales. Il faut à la morale un Dieu qui lui donne sa sanction suprême et, pour réaliser cette sanction, une âme sur qui ne pèsent pas invinciblement les aveugles et injustes fatalités de la nature physique. Voilà ce que le sentiment bien compris de la responsabilité morale nous commande d’affirmer ; tout le reste est mystère, et nous pouvons ajouter avec Kant : heureux mystère; car, si nous avions sur ces grands objets une certitude directe et démonstrative, « Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux, » et l’effort moral perdrait, avec la liberté, tout ce qui fait son honneur et son prix.

Il faut s’élever jusqu’à la spiritualité et à l’immortalité ainsi entendues pour bien comprendre, autant qu’il est en nous, la personnalité humaine; mais, précisément parce que tout y est mystère, il faut, sans perdre de vue ces hauteurs, se maintenir sur le terrain solide des conditions expérimentales et particulièrement des conditions physiques du moi.


VI.

L’auteur d’une thèse très distinguée sur la Parole intérieure, M. Egger, prétend trouver une antipathie invincible entre la conscience du moi et toute idée d’étendue. C’est par cette antipathie