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pas et qu’il peut braver dans la jouissance d’une insolente prospérité. Et si, au lieu de nous condamner, notre conscience nous absout et nous glorifie, combien de fois ne sentira-t-elle pas qu’elle n’est pas une sanction suffisante et qu’il est des injustices qu’elle est impuissante à compenser? Notre vertu est-elle enfin assez haute pour trouver en elle-même sa récompense, même quand l’iniquité des hommes s’unit à celle de la fortune pour nous accabler de maux immérités? Notre conscience pourra s’abstenir d’une protestation personnelle; elle ne s’abstiendra pas d’une protestation générale; elle ne cessera pas de croire que la responsabilité morale est un vain mot si elle ne trouve pas sa sanction dans cet accord, tôt ou tard réalisé, du bonheur et de la vertu, que Kant appelle le souverain bien. Or l’injuste distribution des biens et des maux, objet universel et constant des protestations de la conscience, a toujours été et ne paraît pas près de cesser d’être la loi commune de la vie présente. De là, au nom des conditions nécessaires de la responsabilité morale, nos aspirations vers une vie future et nos appels à une justice meilleure que celle qui règne dans ce monde. De là, en un mot, la foi du genre humain dans ces vérités sans lesquelles toutes morale paraît imparfaite et boiteuse : un Dieu rémunérateur et vengeur, une âme immortelle et, pour que son immortalité soit possible, une âme que la vie animale n’enferme pas tout entière, une âme spirituelle.

Quelle est, au fond, la valeur de cette argumentation? C’est une démonstration du même ordre que le raisonnement par lequel les philosophes, comme le vulgaire, croient à l’existence de la nature extérieure. On est d’accord aujourd’hui parmi les psychologues et les physiologistes philosophes, à ne voir dans les sensations et dans les idées, en un mot dans tous les états de conscience, que des signes qui nous révèlent soit directement notre propre existence, soit indirectement les autres êtres. Les conceptions de la raison n’ont pas un caractère différent. L’universel, l’idéal, le divin, sont en nous, de la même façon que nos sensations et nos images mentales, des signes qui nous représentent un monde inconnu. Il y a, pour la raison comme pour les sens, des illusions et des erreurs : nous apprenons à les rectifier par la comparaison et la critique des témoignages, à distinguer, dans le monde idéal comme dans le monde sensible, ce qui n’est qu’hallucination de ce qui peut être accepté comme vrai. Notre premier mouvement est de rapporter toutes nos sensations à des objets réels et nous n’aurions de doutes sur aucun de ces objets si nous n’apprenions, par leur désaccord même, à nous défier de certaines sensations. Nous reconnaissons ainsi, parmi les objets de nos sensations, des fantômes entièrement créés par nous-mêmes et nous n’attribuons une existence