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sa conception d’une raison, d’une volonté, d’une justice parfaites, en un mot sa conception de la perfection divine?

L’idéal moral est-il un de ces états de conscience auxquels rien ne correspond hors de nous, ou bien est-il en nous le signe, la manifestation d’une réalité extérieure et supérieure? On sait comment aurait répondu Descartes. Des idées dont l’objet nous dépasse en perfection ne peuvent être notre œuvre propre ; elles supposent un auteur qui possède formellement ou éminemment une perfection égale ou équivalente à celle qu’elles possèdent objectivement ; elles ne peuvent être en nous que « comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage, » et un divin ouvrier a pu seul imprimer dans nos âmes cette marque de l’idéal divin. Descartes a prévu lui-même l’objection capitale qui peut être faite à cette argumentation, et il ne l’a pas entièrement réfutée. Un être perfectible possède « en puissance » tous les degrés de perfection auxquels il peut s’élever et il peut ainsi s’en faire une idée dans la conscience même qu’il a de sa nature perfectible ; mais les degrés d’une perfection toute relative, ajoute Descartes, « n’approchent en aucune sorte de l’idée que j’ai de la Divinité. » Nous croyons, au contraire, que notre idée de la Divinité est toujours relative et en quelque sorte proportionnelle à notre conception de l’idéal vers lequel nous tendons nous-mêmes. « Les perfections de Dieu sont celles de nos âmes, » dit justement Leibniz, et quand nous les déclarons infinies, nous déclarons seulement que nous ne pouvons assigner aucune borne précise à notre idéal. Pour employer les termes métaphysiques, l’idéal divin nous apparaît comme notre fin; il n’est pas besoin, pour en expliquer l’origine, de le réaliser dans une cause efficiente de notre existence.

L’idéal moral n’a-t-il pas toutefois un caractère propre qui autorise les affirmations de la métaphysique? Il n’est pas seulement une fin que nous pouvons, mais une fin que nous devons nous efforcer de réaliser; il nous impose des devoirs, et à ces devoirs s’attache nécessairement une sanction. Nous rencontrons ici les fameux postulats de Kant et les argumens classiques de la philosophie religieuse. Si le devoir, dans son objet, n’est qu’un idéal, il réclame pour sa sanction non-seulement la conception, mais l’affirmation d’une justice infaillible. Quand nous cherchons sincèrement à nous juger nous-mêmes, nous opposons aux sophismes de nos passions le jugement que porterait ce spectateur éclairé et impartial que Stuart Mill suppose après Adam Smith. Quand nous nous condamnons nous-mêmes, nous trouvons peut-être que nos remords suffisent pour nous punir; mais nous ne jugeons pas ainsi pour les autres, et rien ne satisferait moins notre sentiment général de la responsabilité que cette unique sanction intérieure, que le criminel endurci ne connaît