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de ses perceptions sensibles. Nous nous appuierons sur cet élément rationnel, attesté par l’expérience elle-même, pour élever la théorie de la personnalité au-dessus de cette « psychologie sans âme » dans laquelle se renferment les écoles purement expérimentales[1].

Nous ne repousserions pas aussi absolument que le fait M. Bouillier la « psychologie sans âme. » Elle a sa place légitime, non-seulement dans les sciences naturelles, qui ont le droit de répudier toute considération métaphysique, mais dans les sciences philosophiques elles-mêmes. Le spiritualisme français a toujours proclamé aussi hautement que ses adversaires étrangers ou nationaux la distinction de la psychologie expérimentale et de la psychologie rationnelle et la nécessité de fonder la seconde sur la première. Jouffroy poussait même si loin cette distinction qu’il ajournait indéfiniment, jusqu’à l’achèvement de la psychologie expérimentale, toute recherche métaphysique sur l’âme. Ni les besoins spéculatifs ni surtout les besoins pratiques de l’esprit humain ne s’accommoderaient de cet ordre rigoureux, qui attendrait, pour toucher à une science, que les sciences antécédentes fussent entièrement achevées. Ce qu’on doit seulement exiger, c’est qu’aucune science n’oublie de prendre son point d’appui dans l’état actuel des sciences antécédentes; c’est, pour ne pas sortir du sujet particulier de cette étude, qu’il ne soit rien tenté dans la psychologie métaphysique ou rationnelle qui ne s’accorde pleinement avec les résultats acquis de la psychologie expérimentale.

Le spiritualisme classique prouve l’existence d’une âme distincte du corps par l’unité du moi, telle qu’elle se manifeste dans tous les états de conscience. « Nous ne pouvons nous connaître, dit M. Bouillier, sans par là même être et nous savoir un, sinon

  1. Ces écoles sont loin d’être fidèles dans la pratique à la haine qu’elles professent ou qu’on professe en leur nom contre toute métaphysique. M. Ribot, qui nous a fait connaître les représentans les plus célèbres de la « psychologie sans âme» en Angleterre et en Allemagne et qui traite si sévèrement dans ses préfaces les psychologues métaphysiciens de la France, ne peut s’empêcher d’avouer qu’il y a plus d’un métaphysicien chez ceux qu’il nous propose pour modèles. Et, si l’on veut aller au fond des choses, on trouvera beaucoup plus de métaphysique qu’il ne veut en convenir chez ceux mêmes dont il proclame la rigoureuse fidélité aux méthodes scientifiques; on n’en trouvera pas moins chez les savans eux-mêmes, qui ne se refusent pas toujours aux professions de foi spiritualistes, matérialistes, idéalistes ou panthéistiques. Il est difficile de se dégager entièrement, non-seulement du langage, mais des idées reçues. Il est surtout difficile de se soustraire à ses propres opinions. Il est impossible enfin, dans l’emploi le plus sévère de la méthode expérimentale, d’écarter certaines hypothèses, qui ouvrent, quoi qu’on en fasse, une perspective sur le monde métaphysique. Ce qu’il faut demander aux philosophes et aux savans, ce n’est pas de bannir la métaphysique, c’est de l’accepter franchement pour ce qu’elle est et de ce pas la dissimuler sous une livrée faussement scientifique.