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ombrageux, en flattant ses passions, en exploitant surtout les défaillances de son esprit. Frédéric-Guillaume voulait le bien de l’état, il avait un sentiment obscur, mais assez vif, de la nécessité de réagir contre les excès du gouvernement de Frédéric; mais ses intentions s’égaraient et ses velléités de réforme, plus mystiques que politiques, procédaient moins de la notion des intérêts de l’état que de l’influence d’une doctrine secrète dont il était pénétré. L’homme d’état n’était en lui qu’un adepte de la magie ; il devait avoir pour ministres de simples charlatans. D’habiles prestidigitateurs, doublés de fins intrigans, allaient remplacer à Potsdam les « ministres éclairés » de Frédéric. C’est là un des traits les plus curieux de cette époque troublée.

Vers la fin du XVIIIe siècle, par réaction contre le scepticisme voltairien et le joug trop absolu de la raison, les esprits se rejetèrent brusquement dans le surnaturel. Parmi les sectes qui se formèrent alors en Allemagne, il y en avait une, celle des rose-croix, qui réunit promptement, et en particulier dans les cours, un grand nombre d’adeptes. Théurgiens et philosophes, ils offraient une doctrine et un lien aux esprits inquiets auxquels le rationalisme ne suffisait pas, auxquels le christianisme pur ne suffisait plus, et qui mêlaient un vague besoin de merveilleux aux aspirations humanitaires dont toute l’Europe était alors travaillée. Respectueux des pouvoirs établis, adversaires déclarés des réformateurs révolutionnaires, iis prêchaient aux princes la bonne parole et les conviaient à faire le bonheur de l’humanité en fortifiant leur pouvoir. Flattant à la fois leur imagination et leur ambition, ils conciliaient le despotisme avec l’humanité. Ils déclaraient posséder le secret de faire de l’or, recette précieuse en un temps où tous les trésors étaient vides ; et le secret de réformer les gouvernemens sans affaiblir l’autorité des princes, secret non moins utile à une époque où l’on sentait partout couver le mécontentement, sinon la révolte. Ils prétendaient disposer des forces de la nature au profit de leurs adeptes. Ils les mettaient en rapports avec les grands hommes des temps passés, qui devenaient ainsi leurs confidens mystiques et leurs secrets collaborateurs. Théosophes doublés de charlatans, tartufes d’humanité, hypocrites de sentiment, complaisans aux faiblesses des grands, courtisans et intrigans, tous les moyens leur étaient bons pour parvenir, et leur mysticisme grossier était pour eux une carrière. C’est ainsi que deux d’entre eux s’insinuèrent dans l’intimité de Frédéric-Guillaume, captivèrent sa confiance, arrivèrent à le gouverner, à dominer la Prusse et à exercer même un instant une action décisive sur les plus grandes affaires de l’Europe.

Le premier, Wœllner, était un pur intrigant. Fils d’un pasteur de