Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un certain effort, par petites phrases hachées[1]. Rien en lui ne rappelait l’implacable et souveraine ironie de Frédéric. « Son regard, dit un apologiste[2] n’annonce pas un homme de génie, mais la candeur allemande brille sur son front. » Candeur singulière, et que l’on aurait quelque peine à admettre si l’on prenait le mot au sens propre et selon le sens commun. Il faut l’entendre comme on le faisait alors en Allemagne, à travers les traductions de Rousseau, dans cette acception équivoque et raffinée qui conciliait l’innocence avec l’impudeur, la vertu avec tous les dérèglemens de l’imagination et du cœur. Extatique et sensuel, dévot et licencieux, travaillé par des appétits ardens, tourmenté par les scrupules, superstitieux et débauché, croyant aux esprits et aux « spirites, » inclinant à la cabale, Frédéric-Guillaume avait le goût de la morale et le sentiment de la religion. Il en parlait avec respect, avec effroi, avec émotion. C’était chez lui un penchant naturel, c’était aussi une attitude, celle de tout héritier présomptif envers le maître régnant, un moyen de se faire admirer et de séduire les esprits par le contraste. L’impiété de Frédéric n’avait trouvé que trop d’imitateurs parmi les Prussiens francisés; mais elle faisait scandale parmi les Prussiens restés Allemands, qui, tout enclins qu’ils fussent à la débauche du siècle, ne pouvaient se contenter de cette boisson acre et crue. Il leur fallait jusqu’en leur ivresse quelque chose de plus onctueux et de plus mélancolique, un aliment à la rêverie, les illusions du sentiment, la volupté du remords, le libertinage trempé de larmes. Le vin clair et pétillant de Voltaire ne leur suffisait pas; ils voulaient la liqueur subtilisée, l’hydromel fermenté de Rousseau. Ils recherchaient jusque dans leurs divertissemens je ne sais quelle revanche germanique contre l’influence française qui avait régné despotiquement sous Frédéric. Le nouveau roi subissait ces tendances et en profitait. Il affectait de ne parler qu’allemand, de détester la France, les Français, leur frivolité, leurs principes, leur littérature, de combattre leur domination et de condamner leurs mœurs.

Il pouvait être, on pouvait être autour de lui, dupe de cette « candeur allemande. » Frédéric ne l’était point. Il peint, en ses mémoires, son neveu tel qu’il était en 1765 à vingt et un ans lors de son premier mariage avec Elisabeth de Brunswick[3]. « L’époux jeune et sans mœurs, abandonné à une vie crapuleuse, faisait journellement des infidélités à sa femme. La princesse, qui était dans la fleur de sa beauté, se trouvait outragée du peu d’égards qu’on avait pour ses

  1. Rapport du référendaire Spielmann, sur l’entrevue de Pillnitz. Vivenot. Quellen, I, 208.
  2. Le baron de Trenck, Examen critique de l’histoire secrète de la cour de Berlin, 1792.
  3. Mémoires, éd. Boutaric, II, p. 331.