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Comédie-Française a perdue, Mme Sarah Bernhardt. Douée d’une voix merveilleuse et d’un charme incomparable, cette tragédienne, si fêtée qu’elle fût, avait plu jusqu’ici par ses grâces lyriques plutôt que par un génie qui appartînt proprement au drame. Elle soupirait mieux que personne les vers mélodieux de Racine et les mélodies en vers de Victor Hugo ; mais pour créer un personnage, pour l’animer d’une vie propre et rendre ses sentimens divers, quelques-uns doutaient qu’elle en fût capable : c’était une délicieuse tragédienne de concert plutôt qu’une grande artiste dramatique. Ce qui lui restait à prouver, elle l’a prouvé dans Fèdora. On regrette sa voix d’or : pouvait-elle, dans ce rôle, filer des sons? Pouvait-elle dire la prose à points suspensifs de M. Sardou comme la plainte amoureuse de Phèdre ou les cantilènes de doña Maria de Neubourg? Il est juste, d’ailleurs, de reconnaître que son débit, précipité le premier soir et comme étranglé par la peur, est redevenu ce qu’il doit être, intelligible et naturel. Mais surtout il faut déclarer que Mme Sarah Bernardt ne montra jamais une telle variété, une telle nouveauté, une telle justesse d’effets proprement dramatiques. On peut imaginer un art plus noble, plus large et plus pur, au service de la tragédie classique; au service du drame contemporain, je ne crois pas qu’on puisse rêver un talent plus neuf, plus humain, plus émouvant. On ne peut nier que, dans cet ordre, une telle mimique soit miraculeuse. Mme Sarah Bernhardt, ici, nous donne autre chose, et de plus vraiment théâtral que ce qu’elle nous donnait autrefois, que ce dont nous commencions de nous lasser; il faudrait, pour s’en plaindre, être bien obstiné contre son plaisir.

M. Pierre Berton fait Loris. Il a joué ce rôle en généreux artiste, en excellent comédien. Son art est moins curieux que celui de Mme Sarah Bernhardt et plus voisin du classique; il n’est pas moins touchant, n’étant pas moins sincère. Par sa passion au troisième acte, par sa douleur au dernier, M. Berton a transporté la salle; son succès s’est égalé à celui de sa dangereuse partenaire. La Comédie Française regrettera M. Berton, comme Mme Sarah Bernhardt, jusqu’au jour où. elle aura la chance de recouvrer l’un et l’autre.

Est-ce le Drame de la rue de la Paix qui fera tort à Fèdora? Je voudrais que le public allât y voir pour se prononcer en cette affaire: je souhaite à MM. de La Rounat et Porel ce transport de justice. Ces messieurs ont fait d’honorables dépenses pour monter une tragédie gauloise, Amhra! de M. Grangeneuve. Cette tragédie mériterait mieux que la mention que je puis lui donner : les mœurs barbares de la vieille Gaule y sont pittoresquement rendues; plusieurs scènes sont émouvantes, malgré l’incohérence de l’action; plusieurs caractères originaux, malgré des défaillances d’exécution, des obscurités, des lacunes; enfin, si les inversions et les cacophonies y abondent, le style, du