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Non que ce commencement soit inutile : l’auteur nous y présente Loris Ypanof, chez une grande dame excentrique, la comtesse Olga Soukaref, où fréquentent les réfugiés russes. La princesse Fèdora est attendue dans cette soirée ; depuis plusieurs mois, elle est à Paris ; elle y passe pour exilée ; elle s’est fait présenter Ypanof, elle souffre ses assiduités ; son projet de mariage avec Wladimir est demeuré inconnu. Nous sommes renseignés là-dessus par une conversation mondaine qui ouvre ce deuxième acte ; l’entretien, à vrai dire, pourrait être plus animé, semé de traits plus imprévus, plus piquans et plus neufs. M. Sardou, on le sait de reste, a souvent jeté des feux plus vifs dans ces parties accessoires d’un ouvrage ; mais, cette fois sans doute, il n’y attachait que peu d’importance : nous avons hâte, comme lui, de courir à l’essentiel. Une scène de transition nous y mène, entre Fèdora et un confident, l’attaché d’ambassade français que nous avons aperçu à Pétersbourg. Fèdora met ce diplomate au courant de son enquête ; presque chaque jour, elle voit Ypanof ; elle le fait épier par des policiers que le gouvernement russe a mis à son service ; ni elle ni ces hommes n’ont rien découvert. Elle ne sait qu’une chose maintenant : c’est qu’Ypanof s’est épris d’elle. Non-seulement elle n’a pas trouvé de preuve contre lui, mais elle se demande s’il est coupable, et, sans qu’elle se l’avoue, nous devinons déjà qu’elle le souhaite innocent. L’aime-t-elle? Non, sans doute ; au moins n’a-t-elle pas conscience de son amour ; mais elle le voit aimable, bon, déjà confiant ; elle a honte de ses soupçons, de son espionnage, de son amitié feinte. Le voici qui survient et demeure en tête-à-tête avec elle. Il lui dit son amour, elle se sent troublée par ses paroles. Elle fait effort pour se reprendre, elle se rappelle à son devoir, à sa vengeance; peut-être aussi elle veut hâter cette fin d’enquête, qu’au fond du cœur elle espère heureuse ; pour forcer Loris de se démasquer et de montrer son visage innocent ou coupable, elle improvise un stratagème. « Je retourne à Pétersbourg, dit-elle; j’ai ma grâce, j’obtiendrai la vôtre. — Ne l’espérez pas ! — Êtes-vous donc coupable? — Non. — Innocent ?.. — De tout crime, certes ! » Innocent ! ô quelle joie ! Mais encore de quoi Loris se sait-il accusé? « D’avoir tué, dans un guet-apens, Wladimir Andréiévitch. — Et tu ne prouves pas ton innocence ? — Si je ne puis pas la prouver ? — Et tu m’offres de partager ta vie salie d’un tel soupçon ? — Tu as raison, » reprend Loris, et tandis qu’elle le presse de ses questions haletantes, de ses gestes, de ses regards, lui aussi prend son parti, le seul qu’il puisse prendre, étant amoureux et loyal. Il interroge : « Tu m’aimes ? » Elle se tait un moment, et, sans le regarder, les yeux fixes, d’une voix brève, stridente, la voix des paroles décisives : « Oui, je t’aime. — Eh bien ! j’ai tué Wladimir. — Misérable ! assassin ! » Elle s’arrache de son étreinte ; elle se