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difficile d’en douter; il me paraît que c’est l’une des plus dramatiques et tragiques qui soient au théâtre, l’une des mieux choisies pour éprouver une âme, l’une des plus fertiles en ressources de terreur et de pitié; il me paraît aussi que cette situation appartient en propre à M. Sardou et qu’il suffit, pour qu’on ne soit plus tenté de l’attribuer à un autre, de la définir exactement.

On a dit, en effet, que Fèdora, c’était le drame de la rue de la Paix, conduit avec plus de violence et peut-être plus d’habileté. Le bruit en a couru jusqu’à l’Odéon ; MM. de La Rounat et Porel ont décidé de reprendre au plus vite la pièce de M. Belot, Il est bien vrai que, dans le Drame de la rue de la Paix, on voit une femme, Julia Vidal, se faire aimer de l’assassin de son mari pour obtenir l’aveu du crime, et, peu à peu, douter de ses soupçons et s’éprendre de l’assassin; il est vrai qu’à la fin, et de lui-même plutôt que forcé, Albert Savari déclare à Julia qu’il a tué Maurice; mais pourquoi l’a-t-il tué? Parce que Maurice, dans un débat d’affaires, l’avait injurié et frappé. Maurice avait des billets d’Albert, Albert ne pouvait payer ses billets à l’échéance; voilà la cause, toute la cause, où la passion de Julie n’est pas intéressée. On voit la différence: la situation, ici, n’est que le lieu de dénoûment du drame au lieu d’être, comme dans Fèdora, le lieu d’une crise de conscience. Albert Savari n’a qu’à se tuer, et Julia Vidal n’a qu’à se taire: cela suffit pour finir la pièce et décider la chute du rideau; cela ne cause pas ce revirement tragique d’une si rare valeur, et toute morale, qui, chez M. Sardou, est justement le fort de l’ouvrage.

L’auteur a si bien compris cette valeur morale de sa donnée qu’il a pensé avec raison qu’elle suffirait à l’intérêt de sa pièce : il a mis à l’exploiter, sans chercher d’autres veines, tout son artifice comme tout son art; jamais peut-être il ne fut plus habile avec plus de simplicité. À ce titre, Fèdora fait à peu près dans son œuvre pathétique la même figure que Divorçons dans son œuvre comique. Expert comme nous le savons, à tresser plusieurs intrigues, à les nouer et dénouer, il a voulu, cette fois, n’en filer qu’une seule et qui n’a guère qu’un nœud ; — expert à composer des tableaux tout grouillans de personnages, il n’a souffert presque personne, cette fois, auprès du héros et de l’héroïne; — à faire sortir le drame d’un fourré de comédie, cette fois il a brûlé ces broussailles et planté sur un terrain nu sa fable tragique. Il a trouvé là, je le répète, l’emploi de son artifice et de son art; il a mis tout l’un à préparer l’accès d’une situation, à s’y établir, à en disposer l’issue, à mesure qu’il mettait tout l’autre à nous présenter une créature humaine qui se déclarerait dans cette situation, à faire qu’elle s’y déclarât et qu’elle en sortît changée. Suivez d’un bout à l’autre ce drame, et vous verrez que si peu d’ouvrages de M. Sardou témoignent de plus de constance à se tenir dans le monde des sentimens, où doit habiter