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au comte de Podewils : « Tout ce que je redoute, c’est la France, et qu’elle ne nous veuille prévenir par une paix séparée. » Après l’événement, Voltaire, plus courtisan ce jour-là que Français, lui écrivit : « J’estime que vous avez gagné de vitesse


Ce vieillard vénérable à qui les destinées
Ont de l’heureux Nestor accordé les années.


Achille a été plus habile que Nestor. » Rien ne prouve que Voltaire eût raison, mais il est permis de croire qu’il exprimait la vraie pensée de Frédéric, qui, dans une lettre où le faux se mêlait au vrai, la sincérité à l’audace, disait au cardinal lui-même : « Peut-on m’accuser de faire la paix pour ma sûreté, lorsqu’au fond du Nord on en négociait une qui allait à mon détriment, et, en un mot, peut-on m’accuser d’avoir si grand tort de me tirer d’une alliance que celui qui gouverne la France avoue d’avoir contractée à regret? »

Au XVIIIe siècle, la France a été tour à tour l’alliée de la Prusse et de l’Autriche, et elle n’a trouvé nulle part son compte et son avantage. Cela montre que, si important que soit pour un pays le choix de ses alliances, elles ne valent que ce que vaut son gouvernement. Rien ne profite à un gouvernement faible et peu considéré. Ses ennemis ne le craignent point, ses compagnons de fortune le trompent et l’exploitent; où qu’il cherche son appui, ses amitiés sont des roseaux qui lui percent la main. Si Frédéric et Marie-Thérèse avaient eu affaire à Richelieu, l’un ne se fût point avisé de le jouer sous jambe, l’autre ne se fût pas flattée d’obtenir qu’il lui sacrifiât les intérêts français.

Ce qui ressort aussi du beau livre de M. de Broglie, c’est que les gouvernemens forts savent toujours exactement ce qu’ils veulent et ce qu’ils font. Il peut leur arriver de tirer l’épée pour conquérir une bicoque si elle leur paraît indispensable à la défense de leur pays; mais ils ne se battent jamais que pour un profit net et évident, ils ne chargent pas l’avenir de débrouiller l’écheveau de leurs projets, de leurs espérances et de leurs ambitions. « Nos aïeux, dit M. de Broglie, avaient déjà cette disposition, dont un souverain de nos jours se félicitait, à partir en guerre pour une idée. » Les guerres qu’on fait pour une idée témoignent ou d’une dangereuse vanité ou d’une paresse d’esprit qui s’en remet à des passions vagues, à des sentimens confus, du soin de régler sa conduite. Le 19 septembre 1742, Frédéric écrivait au cardinal de Fleury : « Je hais le fanatisme en politique comme je l’abhorre en religion. » Ce mot d’un grand homme mériterait d’être gravé sur la porte d’un hôtel des affaires étrangères et surtout dans Le cerveau du ministre qui l’habite.


G. VALBERT.