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justifiée par les règles du droit des gens. Nos voisins ont des scrupules qui les honorent, il ne leur suffit pas de réussir, ils seraient très malheureux s’ils ne parvenaient pas à se convaincre que le ciel et les principes sont pour quelque chose dans les bonnes fortunes qui leur arrivent. Ils ménagent beaucoup leur conscience, ils tiennent à ne pas se brouiller avec elle ; le plus souvent elle est bonne fille, elle croit facilement ce qu’ils lui disent. La politique a ses casuistes, ses Escobars, audacieux et subtils, qui tandis que le loup emporte l’agneau au fond des bois et le mange, se font fort de prouver à l’univers que l’agneau avait provoqué le loup, médit de lui et troublé son breuvage. Le grand Frédéric pouvait tout se permettre ; il en était quitte pour envoyer sa conscience à ses casuistes d’état comme on envoie son linge à la lessive, ils la lui rendaient aussi blanche qu’une robe d’innocence. Aujourd’hui encore, quoi que fasse M. de Bismarck, M. de Treitschke ou tel autre sont là pour démontrer qu’il n’a jamais attaqué personne, qu’il s’est toujours défendu. M. de Bismarck n’en croit rien, M. de Treitschke le croit à moitié, et cette demi-sincérité suffit pour sauver sa vertu.

Il n’y a pas de casuisme qui tienne, la défection de Frédéric est injustifiable. Toutefois, s’il existe dans l’autre monde quelque tribunal devant lequel les hommes d’état et les souverains aient à rendre compte de leurs actions, nous pensons qu’un avocat de Frédéric aurait pu facilement obtenir pour son terrible client le bénéfice des circonstances atténuantes. Il faut accorder que depuis le jour, où, contrairement à ses avis les plus pressans, les alliés, au lieu de marcher sur Vienne, prirent la route de Prague, le sort de toute la campagne fut compromis et que les fautes qu’il blâmait eurent de déplorables conséquences. Le jugement qu’en portait ce novice devenu en quelques mois un grand capitaine n’était pas trop sévère. N’étant presque jamais en force, ne faisant les choses qu’après coup, on s’exposait à des échecs et on ne pouvait poursuivre ses avantages. Le 13 juin 1742, au commencement de cette retraite où le maréchal de Broglie perdit son argenterie et 40,000 livres en espèces, l’un des secrétaires du roi de Prusse, Eichel, écrivait au comte de Podewils « qu’on ne pouvait imaginer la confusion et le désordre qui régnaient dans l’armée française, que personne n’y voulait entendre parler de subordination et de discipline, que chaque officier marchait où et comme il lui plaisait, sans s’inquiéter de ses hommes et sans que ses hommes s’inquiétassent de lui... Depuis plusieurs jours, ajoutait Eichel, ils n’ont pas su où était l’armée autrichienne, s’en sont peu inquiétés, et quoiqu’ils pussent le savoir, ils ne s’en sont informés qu’en passant et légèrement. » Dès le 2 mars, Frédéric écrivait à l’empereur des Romains : « Il n’y a ni volonté ni prudence ni accord parmi les Saxons et les Français ; ces gens me font