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sur le calcul et le bon sens, et le cabinet de Versailles régla sa conduite « sur une tradition mal comprise, devenue l’objet d’un faux point d’honneur. » Il eût été de son intérêt de se réserver, d’attendre patiemment qu’on eût besoin de lui et de se faire acheter son intervention en stipulant le prix qu’il en demandait. C’est ce qu’un homme d’état de nos jours appelait dédaigneusement la politique de pourboire ; elle a souvent ses avantages et Richelieu ne la dédaignait pas. Mais pour se mettre en mesure de profiter des événemens, il aurait fallu s’occuper d’avoir une excellente armée, capable de suffire à tout, un trésor bien garni, une administration vigilante et ferme. Que sert d’attendre l’occasion si elle ne vous trouve pas prêt? On a vu naguère un souverain qui espérait les plus beaux bénéfices de la politique expectante. Quand vint le moment d’imposer sa médiation, ses ministres lui représentèrent qu’il n’avait pas un corps d’armée à envoyer sur le Rhin. Il avait dit : « M. de Bismarck est le brochet qui mettra les poissons en mouvement, et nous pécherons. » Le brochet a mangé les poissons et le pêcheur n’a rien pris.

En se faisant le complice et le suppôt de l’envahisseur de la Silésie, le cabinet de Versailles jouait gros jeu. Mais on peut croire que son imprudence eût produit de moins fâcheux résultats s’il avait mis plus de vigueur dans son action. Au moment décisif, Frédéric eût été forcé de compter avec lui. Le jeune conquérant n’avait pas l’esprit tranquille à ce sujet, sa Correspondance politique en fait foi. Il subissait l’alliance française par nécessité, mais il la goûtait peu. Il craignait « de tirer les marrons du feu et que l’heureuse fin de la guerre ne rendît la France l’arbitre de l’univers. » Il redoutait m son despotisme immanquable. »

En politique, la façon de faire les choses est encore plus importante que les choses elles-mêmes, et il n’est pas de conjonctures dont un gouvernement avisé et résolu ne puisse tirer parti. Malheureusement le ministre dirigeant de la France n’approuvait pas la combinaison à laquelle on s’était arrêté, il s’y prêtait à contre-cœur, il ne lui donnait « qu’une adhésion silencieuse et mélancolique. » M. le duc de Broglie a fait du cardinal de Fleury un portrait en pied d’une ressemblance achevée et d’une malice presque cruelle. Il nous montre « ce vieux prêtre, que ne recommandait ni le talent ni la naissance, sortant à petit bruit du fond d’une sacristie, s’occupant de faire durer sa puissance autant que ses années, savourant les hommages qu’on rendait de toutes parts au Nestor de la politique, recevant de tous les souverains et de tous les ministres de l’Europe des lettres flatteuses, les écoutant les yeux baissés, dans cette attitude de jouissance modeste qu’un prélat mondain sait garder à l’autel devant l’encensoir. » S’étant tiré avec succès d’une guerre qu’il n’avait faite qu’en tremblant,