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entrain incessant. Environné de disciples heureux de recevoir ses inspirations, il répandait avec largesse les trésors de son esprit, et bien des fois il a vu fructifier la moisson dont il avait été le semeur.

Le laboratoire, peuplé de sa phalange ordinaire de travailleurs, était, en outre, un lieu de rendez-vous pour tous les savans du dehors. On y trouvait un accueil aimable et bienveillant, des avis utiles et même, au besoin, une place et des instrumens de travail. Sénarmont, dans les dernières années de sa vie, en a été l’un des visiteurs assidus et familiers. L’anecdote suivante, dont j’emprunte le récit à l’éloge de l’illustre naturaliste par M. Bertrand, donne une idée des relations qui l’unissaient à Sainte-Claire Deville et du caractère des deux savans. « Un jour, dans le laboratoire de l’École normale, Sénarmont avait suivi avec une curiosité émue la cristallisation si intéressante et si ingénieusement obtenue du silicium. Sainte-Claire Deville, heureux de son invention, courant à son goniomètre, trouve un angle de cristal égal à 71° 30’ et s’écrie plein de joie : « Il appartient au système régulier, c’est un diamant de silicium! «Sénarmont répète la mesure, trouve à peu près le même angle, mais conserve quelques doutes. Il emporte le précieux cristal et revient le lendemain : « Vous vous êtes trompé, dit-il, c’est un rhomboèdre dont un angle est égal accidentellement à un de ceux du système régulier. » Puis il montre des facettes incompatibles avec une cristallisation semblable à celle du diamant. Deville s’incline devant une autorité incontestée; il communique sa découverte à l’Académie des sciences, rend compte de ses premières illusions et des judicieuses critiques qui l’y ont fait renoncer. A peine le Compte rendu est-il imprimé, qu’il voit accourir Sénarmont très sérieusement mécontent : « Pour qui me prenez-vous? dit-il. Si je viens dans votre laboratoire, si j’y suis admis à tout voir et à tout manier, croyez-vous que ce soit pour vous imposer un collaborateur et attacher mon nom à vos découvertes? Je suis très mécontent que vous m’ayez cité; si vous recommencez, je n’y reviendrai plus. » A quelques jours de là, on refait l’expérience. Sénarmont examine les cristaux; il y aperçoit un octaèdre. Le doute n’était plus possible, la nature était prise sur le fait : « Vous aviez raison, dit-il à Sainte-Claire Deville; mes facettes provenaient du groupement de plusieurs cristaux; j’aurais dû le deviner; je suis bien aise que vous m’ayez, cité, j’ai ce que je mérite; cela fait mon compte. — Vous reconnaissez donc, lui dit Deville, que loyalement je devais publier l’observation des facettes sous votre nom. — Eh bien! oui, répond Sénarmont, vous êtes un brave homme... et moi aussi. »Et ils s’embrassèrent.

L’honnêteté scientifique dont Sainte-Claire. Deville avait fait