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paraître grotesque : église misérable, curé moustachu qui a l’air de dire des injures aux fidèles, quand il se retourne pour le Dominus vobîscum; chants nasillards dans une langue à laquelle je ne comprends pas un mot ; têtes des hommes qui, leur turban et leur fez retirés, ressemblent avec leurs cheveux rasés sur le front et leur grande mèche nouée, à de vrais Chinois. Eh bien! je dois l’avouer : j’ai été positivement ému, et je me sentais véritablement bien loin des offices religieux des pays civilisés où un monsieur comme il faut et rasé de frais, murmure en un langage mort des formules plus mortes encore, devant un auditoire uniquement préoccupé de garder une tenue à peu près convenable, en se donnant le plus de confort possible. Ici, au contraire, on sent qu’il y a un grand cœur qui bat à l’unisson et toutes les fibres sont rattachées au prêtre qui est à l’autel. Pas de chaises, bien entendu, tout le monde accroupi à la turque, les hommes devant l’autel et à droite, les femmes à gauche. L’église est en bois, sauf les murailles extérieures. Des nichées d’hirondelles piaillent partout et des pigeons roucoulent sur les poutres qui maintiennent l’écartement des parois; quelques chiens vont et viennent comme chez eux; on sent que c’est la vraie maison du bon Dieu, où il y a place pour tout le monde, bêtes et gens. Toutes les portes sont largement ouvertes; il fait si beau soleil ici quand il ne pleut pas ! On sonne le premier coup à neuf heures. Quelle joie pour ces braves gens! Pour beaucoup d’entre eux, ce qu’il y a de plus remarquable dans l’arrivée des chrétiens d’outre-Save, c’est la liberté qu’elle leur a rendue d’avoir des cloches; et, en effet, ces cloches sont pour eux le symbole de la délivrance. Quand, autrefois, le raïa se plaignait des exactions du beg, celui-ci répondait : «L’infidèle doit tout nous fournir ; la terre est turque : Les cloches ne sonnent pas et la prière musulmane (ezan] est souveraine ici. » Aussi, dès qu’ils l’ont pu, se sont-ils empressés de construire, à côté de leur chapelle, un grossier clocher en charpente au sommet duquel ils ont accroché des cloches dues à la munificence de M. Strossmayer, l’évêque de Djakova, et ils s’en donnent à cœur-joie. Quel carillon pendant une heure, tandis que les fidèles arrivent, les uns à pied, les autres sur leurs petits chevaux, qu’ils attachent tout autour de l’église dans un fouillis pittoresque ! Sur les treize cents catholiques de la paroisse, — qui a l’étendue d’un petit diocèse, — ils sont bien là un millier quand la messe commence. Après l’aspersion d’eau bénite, consciencieusement faite par un bonhomme qui parcourt l’église en inondant les dévots agenouillés, vient un premier sermon sur l’enfer, qui joue, paraît-il, un grand rôle dans la religion de ces simples ; au milieu de l’office, il y a une autre prédication sur le même sujet et l’orateur n’y va pas de main morte.