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de dire cependant que les mauvaises langues accusent les curés orthodoxes de Bosnie d’augmenter trop facilement les tarifs de leur casuel, sous prétexte que ce casuel doit aussi servir à entretenir pour un cinquième l’évêque (qui réside à Serajewo), et pour un autre cinquième l’école, — sans parler des monastères. En ce moment, ces monastères ne coûtent plus rien, car ils ont tous été détruits et leurs religieux massacrés pendant les dernières insurrections d’il y a deux ans. Il y avait trente moines tout près d’ici, à Liplje et à Ozren. Tous ont été assassinés, et les deux couvens, — construits autrefois par l’empereur serbe Nemanitch, — pillés ; les murs sont cependant restés debout, et il paraît que de nouveaux religieux vont bientôt en reprendre possession. C’est un phénomène assez curieux à constater que les catholiques ont moins souffert en Bosnie que les orthodoxes. Est-ce par un hasard du fanatisme ou par haine du nom russe, partout protecteur de la religion orthodoxe, et l’éternel ennemi du calife ? Il serait difficile de le dire, mais ce qu’il y a de bien certain, c’est que le voyageur impartial ne peut s’empêcher d’être frappé de la popularité des Russes chez les chrétiens jougo-slaves, ici comme à Agram, aussi bien chez les catholiques que chez les grecs unis; il y a là une grosse question politique qu’un avenir prochain résoudra sans doute.

Partout où j’ai passé j’ai constaté ce sentiment. Les officiers slaves disent eux-mêmes : sans la Russie il n’y aurait plus de Slaves. Quant au peuple, il appelle de tous ses vœux l’intervention du grand tsar moscovite.

Je me promenais un jour dans la banlieue de Techanj, à la recherche d’un poste commode pour en dessiner le château, lorsque tout à coup, dans un pli de terrain qui nous cachait, j’entendis un petit pâtre qui chantait. Frappé de l’accent qu’il y mettait, je priai M. Z... de me transcrire sa chanson. La voici :


O misérable Turc! tu perds toute la terre
Dans la Bosnie et à Plevna!
Le Russe est ton vainqueur aux quatre coins du ciel...
Le Magyar ne peut te défendre.
Kossuth verse des pleurs et dit à la Turquie :
« Vois si les Serbes sont unis ! »
Allons, va! ô islam! et retourne en Asie,
Car ici, tu perds tous tes bommes.
Le Russe à la peau dure avance sûrement...
Le Turc dit : « Dieu! que vais-je faire?
Les Russes ont la force, et tous se sont unis...
Les Turcs disent : « Où nous cacher ? »
O prince Nikita! contre les Magyars,
Fais alliance avec notre frère !
Le nom de Nikita deviendra glorieux,
Et celui de Milan, son frère!